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Chacun le sait, manipulation, propagande, intox, autant de stratégies qui ont exacerbé le nationalisme, ce carburant principal des régimes totalitaires du XXe siècle.
Les horreurs auxquelles ont conduit ces pratiques de désinformation auraient dû nous en prémunir durablement. Or, en ce début de XXIe siècle, nous en constatons au contraire une nette résurgence, due elle-même à un retour en force du nationalisme. Autour de nous et pas seulement aux USA ou en Russie, nous assistons de fait à une débauche d’arguments censés nous persuader que les nations ne survivront que par un repli sur leurs valeurs traditionnelles.
Nigel Farage et Boris Johnson en Angleterre ont ainsi réussi à imposer le Brexit en exaltant la grandeur passée de l’Empire britannique qui, à ses plus belles heures, régnait seul sur la moitié du monde; pour eux, quitter l’Europe équivalait à une renaissance de ce passé solitaire et glorieux! Oubliées ici les faiblesses de cette suprématie mondiale, apparue vite illusoire quand, seul contre Hitler, le Royaume-Uni dut se placer sous la protection de son lointain cousin américain, devenu dès lors son tuteur! Oubliées aussi toutes les atrocités commises par les troupes coloniales britanniques, en Inde, en Malaisie, au Kenya. Et pour ressusciter le mythe, voilà que Johnson se prévaut de nouvelles alliances avec d’anciens sujets, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, ou encore qu’il ravive de vieux conflits de pêche avec ses voisins continentaux.
Un héritage bradé?
En France aussi, Eric Zemmour et Marine Le Pen clament partout que les malheurs de leur pays tiennent aux traités européens et à une immigration sauvage. Le premier se revendique de Napoléon, la seconde de De Gaulle, qu’ils rangent au nombre des souverainistes ayant donné à la France une grandeur inégalée et dont l’héritage aurait été systématiquement bradé par des successeurs mondialistes, de Talleyrand à Macron. Leurs diatribes vantent à outrance le passeport national, la particularité des terroirs, le droit du sang, les prénoms locaux, l’héritage chrétien; et un philosophe très antieuropéen comme Michel Onfray va jusqu’à affirmer qu’il existerait une incomparable spécificité des arts français comme la musique.
Tout en valorisant ainsi les traditions de leur pays, ce qui est en soi légitime, ils oublient toutefois de les relativiser, de rappeler notamment que la Révolution française a eu ceci de particulier qu’elle a refusé d’enfermer ses propres valeurs dans des frontières nationales, les proclamant universelles, de rappeler encore que sous la gouvernance gaulliste, de Pompidou à Chirac, la France n’a rien fait pour freiner son adaptation aux exigences du marché européen, puis à celles de la mondialisation triomphante. Et chez la plupart de ces chantres de l’identité nationale qui négligent un peu vite l’histoire, la spécificité même des traditions a vite fait d’apparaître comme une supériorité l’emportant sur toute autre considération, voire comme un suprémacisme; pas étonnant dès lors qu’ils aient tendance à passer vite sur les méfaits des campagnes napoléoniennes, sur la brutalité de la colonisation, sur le racisme endémique de leur société; et aucun d’eux ne reconnaît volontiers que, ni plus ni moins que les autres, les arts français se sont affirmés par une suite continue d’emprunts et de métissages. Essentialiser la culture, qui est par nature ouverte, mobile, en constant renouvellement, encore une belle manipulation!
Ce nationalisme épargnerait la Suisse, qui elle n’aurait pas à cultiver la nostalgie d’un empire perdu comme l’Angleterre ou la France, voire comme la Hongrie, elle aussi soumise par ses actuels dirigeants à une violente propagande nationaliste? Voire!
Un cocktail d’idées xénophobes
Chez nous aussi, l’opinion publique est de fait manipulée par un cocktail d’idées xénophobes. Le bloc européen? Non pas un partenaire indispensable à notre prospérité économique, avec qui nous partageons les mêmes valeurs, qui contribue à notre sécurité, mais une machine à broyer les souverainetés nationales, tentaculaire et dominatrice, voilà ce que nous serinent l’UDC et ses satellites, quitte pour cela à cajoler la Russie de Poutine. Les travailleurs étrangers? D’accord pour en laisser venir, ils contribuent souvent à contenir les salaires, mais pas question de leur attribuer trop de droits! La lutte contre le coronavirus? Il aurait fallu fermer hermétiquement les frontières, et la pandémie aurait disparu! Et ici, non pas la résurrection d’un impérialisme révolu, mais celle d’une Suisse primitive idéalisée, dont nos souverainistes se gardent de dire qu’elle a longtemps dépendu du bon vouloir de puissances étrangères alors beaucoup plus intrusives que ne l’est aujourd’hui l’Union européenne, sans oublier que sans les revenus de mercenaires partis à l’étranger, ses vallées auraient eu quelque peine à survivre!
«Le nationalisme, c’est la guerre». Cette fameuse formule qui remonte à Jaurès, nous devons la garder en mémoire. Non pas qu’un véritable conflit armé nous menace réellement! Malgré les manipulations de toutes sortes, gageons que les Européens se rappellent encore la tragédie où les ont plongés les délires souverainistes, en Allemagne ou en Italie. Cela dit, ces derniers peuvent encore conduire à diviser nos propres sociétés, à les mener à cette guerre civile que pointent autant qu’elles la préparent les divagations du xénophobe Zemmour.
Je n’ignore nullement que ce nationalisme se nourrit de causes bien réelles, les frustrations de franges importantes de notre population. Mais au lieu d’en dégager les vraies raisons, soit un capitalisme débridé qui creuse les inégalités de formations, de fortunes et de revenus, les populistes imputent tous ces problèmes à des boucs émissaires, opposant ainsi les étrangers aux natifs, ou plus spécialement les méchants européistes aux bons Brexiters en Angleterre, les mondialistes aux patriotes en France, les citadins aux ruraux à l’UDC. Plus encore, ils alimentent la crise en défendant une politique ultralibérale de déréglementation, de limitation des acquis sociaux, de réduction des services publics. Bref, les nationalistes de tous poils travaillent bien à entretenir voire à amplifier les malaises qu’ils prétendent traiter: des incendiaires qui crient au feu! Eh oui, passés maîtres dans l’art de la manipulation, ces pyromanes savent parfaitement s’y prendre pour se déguiser en bons pompiers.