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Je me souviens du jour où la lumière est venue frapper à la porte de mon regard. Je me souviens de cet instant où perçant mes paupières, étonné, je l’accueillis. Elle se mit à jouer avec mes pupilles, révélant formes, couleurs, dévoilant les images du monde. Le temps d’aimer, lui, m’attendait. Il m’attendait chargé de l’espoir de ceux ayant œuvré à ma venue, mes parents, mon frère, ma sœur, mes grands-parents, le cèdre du pré, le ruisseau, l’air où jouent les hirondelles… et le ciel dont les nuits sont étoilées.
Je me souviens de cette première rencontre avec la joie du jour. Il y avait ce regard penché sur mon visage avec ses deux yeux brillants comme deux soleils ivres d’émerveillement: maman. Je me souviens de ce mystérieux trouble parcourant ce corps à peine né. Enfin, enfin ma vue s’ouvrait au sortir de ce long voyage utérin. Je la reconnus d’entre tous. Toutes mes cellules le disaient: enfin, je te vois. Et, lorsque ses bras prirent mon corps à peine sorti de son ventre, l’ensemble de mes cellules retrouva la vibrante et féconde chaleur d’où il émanait.
Oui, le premier éclairage reçu dans ce monde inondait cette lumière claire, douce, aimante au point que je me suis laissé emporter par son flot. Naïveté de l’enfance? Je ne crois pas! Le visage porte en lui l’indicible empreinte de la joie d’aimer, jusqu’au chant du rire jouant avec ceux des oiseaux: léger, léger, léger. Je ne connaissais rien d’autre que l’amour et son élan me transportant dans l’éveil des sens et des relations.
Puis vint la saison des apprentissages. Voir le monde dans sa nudité est trop cru, l’habit du verbe, si nuancé soit-il, donna sa mesure pour le meilleur comme pour le pire. Apparut ensuite, le carnet de notes avec ses points noirs et ses points rouges, deux couleurs chahutant mon esprit. Bien des préceptes commencèrent à se heurter à l’innéité du bon sens que l’amour confie à tout naissant. Parfois ogres, ils dévorent l’enfance laissant la plaine de leurs jeux vide de leurs rires pour inscrire au front de la jouvence perdue la ride d’une tristesse jusqu’alors inconnue. Un lampadaire blafard avait pris la place de la claire lumière du jour.
Je me souviens de cet instant où, poussant la porte d’une auberge, je m’enfonçais dans le monde des hommes. Au centre, une table unique, immense, autour de laquelle des individus assis tiraient du bout de leur cuillère la soupe chaude du patron. C’est à peine s’ils portèrent les yeux sur moi. À ce contact, je fus parcouru d’un frisson. Il me semble encore entendre dans leur silence claquer ces mots: tu n’es pas des nôtres. Je sortis de là et partis pousser la porte d’une autre auberge. Mais, je me trouvai devant le même spectacle. Une tablée sous la lampe électrique, la soupe du patron et cette parole empestant l’air du lieu: tu n’es pas des nôtres. Un monde d’enfance rendu travailleur avant d’être adulte, le lait a caillé. Ici, la règle se construit de raisons, de nécessités et d’impératifs, bousculant les âges de la vie. Un monde fracturé où la peur instruit, éduque, s’assure que tout soit à la hauteur du grand œuvre des grands hommes et où rien ne se reconnaît sans appartenir à une catégorie donnant au groupe bleu sa légitimité, au groupe vert la sienne, au groupe rouge…
Être des leurs demande de mourir à la joie qui inonde l’esprit. Et cela, je ne pouvais l’accepter. Je ne pouvais la laisser s’ombrager, se ternir, s’obscurcir, se durcir, pour finir par la voir jetée au désamour. Comment accepter de blesser ce monde? Pourtant, c’est le quotidien de tant de personnes. Les rues sont pleines de riches jamais assez riches et de pauvres encore plus pauvres tendant la main au peu d’amour qui survit. Comment pousser les portes sans renier les rouges quand on se trouve chez les bleus? Le mal-amour, cette souffrance, dont ne cessent de traiter les revues de psychologie dans l’eau trouble de concepts complexes, est égarant. L’amour blessé semble n'avoir jamais été aussi présent qu’à notre époque.
Puis vint le jour où je poussai la porte d’un service de soins intensifs. Il y avait cette femme âgée sortant d’un coma induit de dix jours. J’assistais à son retour à la lumière. Retrouvant ses esprits elle chuchota: «Oh!, c’est toi, … , mais c’est l’amour!!». Je sentais dans ces mots la fraîcheur de son premier regard, 83 ans plus tôt. Je la quitte, attendu dans le pavillon des femmes et des hommes qui attendent leur heure. Depuis longtemps, leur esprit voyage vers des horizons autres sans jamais parvenir à les atteindre. Ils sont retenus, dans l’ici et maintenant, sans comprendre pourquoi. Fatigués, abandonnés, oubliés, en exil d’eux-mêmes, ils errent sans retrouver leur clarté. Leurs mains sont devenues fragiles et légères, comme une feuille morte qui tient encore à l’arbre. Je les prends dans l’écrin de tendresse qu’on offre au nouveau-né et m’adressant à leur esprit dis: «Mon ami, souviens-toi, Naître a pour parents Désir et Amour. La maison où Amour accoucha de Naître est Eros, dont Il s’éloignera petit à petit sans jamais l’oublier. Ses pas le mèneront à son ultime demeure, celle de Thanatos, dont l’hôte le guide de son chant depuis son premier souffle. Le pays où réside Naître est l’Existence. Son vécu? Traverser son pays. Naître pour quoi? Là est le grand mystère, car le monde est double. Mais, jamais Naître ne peut oublier l’appel de la lumière…»
Recouvrant enfin cette lumière, ils sont habités d’une dernière pensée pour ceux qu’ils auraient voulu garder dans cet éclat. Les adieux ont cette tendresse, celle d’aimer jusqu’à ne plus avoir besoin de ce corps pour l’apprendre.