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Pour tous ceux qui sont nés avant, pendant ou juste après la dernière Guerre mondiale, l’observation du développement des commodités dans le quotidien est littéralement vertigineuse. À commencer par l’eau qui arrive toute seule au robinet de la maison, le chauffage central, les moteurs à combustion et à pile installés partout, les progrès se faisaient adopter par le plus grand nombre à très grande vitesse. Le confort ainsi obtenu est une force largement sous-estimée, peu prise en compte, semblant tomber sous le sens. Pourtant, il est un puissant moteur des décisions humaines, peut-être bien «le plus puissant qui construit nos vies et nos économies, bien plus que le désir ou que la récompense» estime le juriste américain Tim Wu (@superwuster, wikipédia) dans une remarquable tribune pour le New York Times.
La recherche du confort semble, sans qu’on y prenne garde, prendre nos décisions pour nous, nous faisant souvent remiser nos véritables préférences au profit du facile, voire du plus facile. La commodité transforme nos options et nos opinions. Une fois que nous avons goûté à la machine à laver, laver ses vêtements à la main semble être une tâche irrationnelle. Une fois que nous avons goûté à la télévision en streaming, attendre pour regarder un film devient insupportable. Préparer un repas devenant une charge, les plats cuisinés arrivent sans difficultés apparentes.
Résister à la commodité, comme ne pas posséder de smartphone, semble même en passe de devenir une excentricité, voire de relever de l’extrémisme. Notre goût pour elle en engendre toujours plus: plus il est facile d’utiliser Amazon et plus Amazon devient puissant et plus il est facile de l’utiliser. «La commodité est l’allié naturel du monopole, des économies d’échelles et du pouvoir de l’habitude». De fait, avons-nous, ne fut-ce qu’une pensée, pour ceux qui se cassent la santé à fabriquer, transporter, remplir les cartons et foncer pour livrer?
Pour Tim Wu, la commodité est devenue à la fois un idéal, une valeur et un mode de vie. Rendre les choses plus faciles, plus accessibles ouvre des possibilités qui semblaient autrefois difficiles à atteindre. Reste que la commodité n’est de loin pas toujours bonne. «Bien que comprise et promue comme un instrument de libération, la commodité a un côté sombre. Avec sa promesse d’efficacité douce et sans effort, elle menace d’effacer le genre de luttes et de défis qui aident à donner un sens à la vie. Créée pour nous libérer, elle peut devenir une contrainte sur ce que nous sommes prêts à faire, et ainsi, de manière subtile, nous asservir».
Or, quand nous laissons la commodité décider de tout, nous nous y abandonnons. Engendrée avec les appareils ménagers, l’électricité à tous les étages, puis les aliments préparés, la numérisation généralisée, elle est devenue «la version domestique d’une autre idée de la fin du XIXe siècle, l’efficacité industrielle et la gestion scientifique qui l’accompagnait. Elle représentait l’adaptation de la logique industrielle à la vie domestique».
Aussi banal qu’il puisse paraître aujourd’hui, le confort, ce grand libérateur de l’humanité du travail, est un idéal utopique. Il promet d’éliminer les corvées, de créer du loisir, d’apporter à chacun du temps libre. Il s’est enivré de science-fiction, nous montrant que dans le futur, la vie serait encore, toujours, plus commode. Le rêve du confort semble basé sur le cauchemar du travail physique. Or, celui-ci est-il toujours un cauchemar?
Il est vrai que nous avons largement exporté le travail le plus pénible, laissant les règles du marché, l’accommodement des pouvoirs en place, instaurer des conditions déplorables de travail dans les mines, les champs et les usines. Parmi les pays accueillants, à la recherche de postes de travail, les règles écologiques sont indigentes et poussent vers un développement déséquilibré, plus profitable pour quelques responsables et les commanditaires que pour leur population. Ici, dans la même logique, les parents préfèrent voir leurs enfants se former pour un travail confortable. Et de fait généralement, nous réservons les tâches les plus lourdes aux forces venues de l’extérieur.
Pourtant, notre humanité s’exprime aussi par des actions inconfortables et des actions qui prennent du temps. C’est peut-être pour cela que chaque avancée de la commodité génère aussi des résistances, comme celles de préserver des savoir-faire, le goût du travail bien fait, la protection contre le stress, la pratique d’une certaine sobriété, bref garder encore la main sur ses choix de vie, lorsque le contexte le permet.
Edith Samba