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Décembre 2019
Du retour du balancier
Auteur : Dominique Bourg

De nos jours, face aux manifs populaires dénonçant l’état actuel du monde, face à la montée des critiques contre cette société productiviste, une apologie qui se veut ‘convaincue’ du «progrès» se fait jour par des défenseurs autoproclamés de la raison scientifique, de la loi du Marché et de l’humanisme consommateur, tel le cognitiviste Steven Pinker auréolé d’un statut d’intellectuel parmi les plus influents au monde. A mesure que les théories de l’effondrement se diffusent plus largement dans la société et du retour du ‘Vert’, ses thèses semblent gagner proportionnellement en attrait.

Pour prouver que notre monde «se porte mieux», point d’interrogation, point de tout réel questionnement mais une défense indirecte des inégalités, une défense des marchés et le rôle crucial qu’y tient l’homo œconomicus, selon le credo: «Les idéaux de la raison, de la science, de l’humanisme et du progrès exigent un soutien sans faille» ou selon l’idée que le progrès économique n’est rien moins qu’impératif et que le Marché, en laissant se développer naturellement l’égoïsme, est la courroie de transmission essentielle des changements prenant place dans une société donnée. Autrement dit, faire en sorte que des milliards de personnes soient convaincues que la meilleure façon de préserver le système, c’est de tenir compte des valeurs consommatrices et de l’information véhiculée par les prix.

Ce qui rend difficile l’identification à cette vision, c’est que dans le même temps le système n’hésite pas à critiquer les «gestes» individuels; laissant entendre que nous aurions, en tant qu’individus, du mal à penser les problèmes sociaux à leur juste échelle, et que nos actions vertueuses nous «détournent du défi colossal auquel nous sommes confrontés». Mais outre le fait qu’on passe sous silence l’incitation étatique et marchande de ces actions, qui n’en sont jamais à une contradiction près, il peut donc affirmer quelques pages plus loin que l’économie est le résultat naturel de la préférence individuelle.

Nous sommes vraiment dans l'Anthropocène, cette période durant laquelle l'influence de l'humanité sur la biosphère est telle qu'elle est devenue quasiment une force géologique capable de marquer la surface de la Terre.
– Dominique Bourg

«Consommation», voici le maître-mot de la démonstration qui cherche à faire comprendre que de brûler du pétrole fait tourner la société, que l’énergie nucléaire est une énergie sûre et surtout illimitée en faisant croire que la quatrième génération de réacteurs laisserait espérer une «machine à mouvement perpétuel ne produisant aucun déchet» (sic) selon les défenseurs ‘écopragmatistes’ de l’énergie nucléaire – Stewart Brand, James Hansen, James Lovelock ou Jared Diamond pour les plus connus –, qui font remarquer à l’aide de faits «objectivés», de données statistiques savamment choisies et isolées, que rien n’est en définitive impossible aux partisans du Progrès.

C’est aussi pour cette raison que le système n’a nul besoin de recourir à la magie pour affirmer sans ciller que la «protection de l’environnement est compatible avec la croissance économique», qu’il existe un degré optimal de pollution, que le CO2 est bénéfique, que l’intelligence artificielle est inéluctable et que le processus de dématérialisation numérique est un «ami de la Terre»…

Si la société que défend le plus objectivement du monde – et le cœur sur la main – les défenseurs autoproclamés du système, paraît réellement incapable de faire fausse route, c’est qu’ici il n’est pas tant question de théorie que d’idéologie, de vision que de visée. Pris d’une peur panique de tout ce qui viendrait contredire leur propre lecture de l’histoire, les tenants du néolibéralisme ânonnent mantras sur mantras. Ils tentent, comme l’a fort justement remarqué Dominique Bourg dans «Le marché contre l’humanité», de nous convaincre que le Marché en tant que supposée «instance suprême, neutre et impartiale» ne peut qu’orienter la société vers ce qu’il y a de meilleur. Qu’ils cherchent à se convaincre eux-mêmes en même temps que le grand public ne fait aucun doute. Que, ce faisant, ils provoquent malgré eux un sursaut de conscience critique qui est quand même signe que l’édifice est bien plus fragile qu’on ne le pense.

Propos rapportés par Georges Tafelmacher

 


D’après l’article du «Courrier» du mardi 29 octobre 2019 d’Alexandre Chollier, géographe et enseignant. Steven Pinker dans «Le triomphe des Lumières: pourquoi il faut défendre la raison, la science et l’humanisme» (Les Arènes, 2018). Dominique Bourg dans «Le marché contre l’humanité» (PUF, 2019).
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