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La voix de Faranguis Habibi traversait hier les fuseaux horaires et aujourd’hui son livre nous murmure l’histoire d’une vie. Journaliste à Radio France Internationale (RFI), elle a dirigé avec un enthousiasme et une compétence reconnus internationalement le service persan durant 20 ans. Ce récit d’une belle et sobre écriture éclaire une vie d’engagements, de questionnements existentiels «ces moments de vie sont marqués par mes arrachements, déchirements et autres déplacements». Il ne s’agit pas d’un récit linéaire, chronologique. L’auteure procède par touches impressionnistes, par associations d’images à partir de son présent ici, en France, pour évoquer ce passé là-bas. Les éclats de son histoire personnelle constituent des fragments de l’Histoire de l’Iran. Les mots choisis ne veulent pas agresser le lecteur mais il saisit l’intensité et la violence des situations relatées.
Cadette d’une fratrie de 6 enfants, elle a 19 ans quand elle arrive à Paris en 1966. Elle obtient un diplôme en Langue et Civilisation françaises, notant au passage des différences entre les enseignements. En Iran le contenu aurait été de la poésie persane, en France on formait des «philosophes en herbe».
Dès 1968 ses études en Sciences humaines à la Sorbonne puis à Vincennes la conduiront à une formation de sociologue avec une attention particulière aux questions féminines. La rencontre de militants opposés au Chah sera déterminante. Elle admet qu’il y avait une méconnaissance de la réalité: «On jouait la Révolution à distance.»
1979 chute du Chah suivie du retour en Iran des militants en diaspora. Les premières semaines de la Révolution sont vécues dans la ferveur des bouleversements espérés: «Nous passions les nuits à débattre, à traduire ou à composer des brochures pédagogiques à l’usage des femmes ou des ouvriers.»
Quelques mois après, les «coups de gourdins pendant nos manifestations contre l’interdiction des journaux, contre le foulard obligatoire» concourent à établir l’ordre nouveau. Seule note positive, l’Université «purifiée par la foi islamique» s’ouvre aux filles de familles ultra-traditionnelles. «Certaines qui se distinguaient par leur soif d’apprendre et par la conscience qu’elles avaient de leur condition, furent parmi les pionnières d’une deuxième Révolution, celle des femmes iraniennes, qui se poursuit aujourd’hui lentement mais sûrement.»
Le cortège de la terreur, avec ses arrestations, ses tortures, ses fusillés, accompagne la post-Révolution. Des passages étonnants relatent les autodafés salvateurs pratiqués dans des caves par les possesseurs de livres interdits ou l’effeuillage de tels ouvrages le long des routes, les pages volantes venant se coller aux essuie-glace des voitures.
La diffusion en 2017 d’un reportage à la radio sur un camp de réfugiés à la frontière turco-syrienne la bouleverse, un cri d’enfant au milieu du chaos réveille des souvenirs. «C’est un cri à la frontière entre la bombe et le sol. Entre ceux qui restent et ceux qui sont emportés. C’est un cri qui se moque des mots tels que la guerre, la ruine, la perte.»
Ressurgit l’angoisse insupportable des bombardements de la guerre Iran-Irak. Ce n’est qu’après la septième année de guerre, en 1987, que l’auteure décide de quitter l’Iran. L’ayatollah Khomeiny a déclaré que «la guerre est un don de Dieu» et si nécessaire on la poursuivrait pendant 30 ans.
«Pour moi il n’était pas question de faire l’offrande de mes enfants à ce don divin et j’avais peur pour eux.»
L’exil à Paris. Un emploi dans un atelier de tricot, salaire aux pièces; des démarches pour un titre de séjour; des conditions précaires. Elle saisit sa chance lors de la création par RFI d’un service persan.
Les pages consacrées à la langue sont superbes. Lors de son apprentissage du français, elle avait buté sur le décalage entre l’écrit et l’oral, concluant malicieusement: «les mots ne dévoilent pas tout ce qu’ils enferment». Pendant longtemps elle s’est interrogée sur la relation entre l’exil, la perte de son pays et la langue. Elle trouve la réponse chez un penseur iranien: «mon pays est ma langue». Ainsi l’auteure peut écrire: «Oui, la langue m’a montré le pays le plus intime, celui où on peut circuler en toute liberté. Elle m’a permis de me perdre et de me retrouver dans la langue française. Maintenant, j’ai deux pays.»
L’Iran ce sont aussi les souvenirs d’enfance, une famille très unie, les parfums des épices, Norouz la joyeuse fête du Nouvel-an. Tout ce qu’on souhaite transmettre à la génération suivante afin que tout ce qui a été partagé ne soit pas englouti sous le sable du temps.
L’auteure avait lancé comme par inadvertance ces mots: «Ces derniers temps, il m’arrive de faire le décompte de ce que je fais pour la dernière fois…»
Et l’on comprend que l’évocation des liens transgénérationnels dans les dernières pages donne à ce récit cette émouvante et subtile coloration. Faranguis Habibi, femme, fille, mère, grand-mère aimante et femme de combat offre un relais émancipateur aux générations suivantes.
Ce livre est l’ultime témoignage de Faranguis Habibi, livre testament: elle est décédée à Paris le 16 février 2019.