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Octobre 2012
Vers une économie libertaire
Auteur : Vincent Gerber
«Travailler plus pour gagner plus», entendait-on scander haut et fort il n'y a pas si longtemps chez nos voisins français. Comme si la réponse à un système dont les limites nous apparaissent toujours plus clairement était de faire marcher la machine plus vite encore. A se demander si l'économie n'aurait pas, à l'instar de la Justice, elle aussi mis un bandeau devant ses yeux…

Devant l'incapacité de l'économie de marché à répondre aux besoins fondamentaux des êtres humains, bon nombre de personnes ont entamé une réflexion de fond pour une remise en question du modèle économique actuel. Les anarchistes ont apporté leur voix au débat, proposant des solutions – ou plutôt des alternatives – pour sortir du modèle productiviste capitaliste. Avec au cœur des réflexions ces questions fondamentales de: que produire? comment le faire? et comment redistribuer la production?

Quand le PIB va, tout va?

La question «que produire» pose évidemment celle de nos besoins. Beaucoup de biens élaborés aujourd'hui servent surtout à faire tourner la machine-économie et gonfler un PIB indicateur de croissance. Mais pas à satisfaire un besoin de façon durable. Conséquence de quoi, nos sociétés occidentales sont submergées de biens dispensables, voire même inutiles dans une logique non économique. L'idée même d'un marché régulé par l'offre et la demande ne tient d'ailleurs plus. Les techniques modernes de marketing, aidées des développements en psychologie et propagande, permettent de créer de toutes pièces une demande pour un produit dont on pourrait (et, souvent, devrait) se passer. S'en suit une dépendance observée au plaisir éphémère procuré par l'acte d'achat et de possession qui nous demande d'en avoir toujours plus. Il ne nous reste alors effectivement plus qu'à travailler plus, pour gagner plus, pour dépenser plus, se frustrer plus et au final vivre moins bien.

Pour contourner cet état de fait, une des réponses libertaires[1] a été la résistance individuelle: récupération, réparation, autoproduction alimentaire, saisie des invendus périssables jetés aux poubelles, valorisation des apports non matériel, système d'échanges locaux (appelés «SEL»), promotion du fait main face à l'industriel, du don et du partage plutôt que la possession, etc. Avec en ligne de mire cet idéal bien décrit par le théoricien anarchiste Murray Bookchin:

La qualité et la beauté remplaceront l'obsession actuelle de la quantité et de la standardisation, la recherche de la durabilité remplacera celle de l'obsolescence; au lieu de la valse saisonnière des styles on appréciera les objets que l'on soigne et à travers lesquels on goûte la sensibilité singulière d'un artiste ou d'une génération. Affranchis de la manipulation bureaucratique, les hommes pourront redécouvrir le charme d'une vie matérielle simple, désencombrée, et comprendre à nouveau ce que signifient des objets qui existent pour l'homme par opposition avec ces objets qu'on nous impose. Les rites répugnants du marchandage et de l'accumulation céderont devant les actes chargés de sens que sont le faire et le donner. Les choses cesseront d'être les prothèses indispensables au soutien d'un moi misérable et aux relations entre des personnalités avortées; elles refléteront des individualités autonomes, créatrices, en plein essor [2].

Mais la démarche, aussi bénéfique et nécessaire soit-elle, a pour limite de ne pas remettre en question le productivisme même.

Une production autogérée

L'autre approche, complémentaire, s'est penchée sur le «comment produire», soit justement la remise à plat du système de production/distribution en tant que tel. La proposition anarchiste principale consiste à remettre la production en mains de celles et ceux qui en dépendent. Soit décider en commun ce qui est produit, en quelle quantité, comment et à quel prix, jusqu'à assurer la redistribution équitable de la production. Rassemblés en collectivités fédérées, les citoyen-ne-s reprendraient en main l'appareil économique qui aujourd'hui leur échappe. Par la suppression des hiérarchies et le rétablissement du lien direct entre producteurs et consommateurs, l'autogestion pourrait rendre à la production son visage humain et la faire correspondre aux attentes, non plus des propriétaires ou des actionnaires, mais des utilisateurs/trices de ces biens et services produits.

Ces concepts de production en fonction des besoins réels et d'autogestion s'accompagneraient enfin d'un retour à une production à échelle humaine et décentralisée. Les usines et les zones agricoles sorties de la vision productivistes pourraient être divisées en entités plus petites. Libérées de l'impératif de hauts rendements, ces industries permettraient une réduction des transports et une meilleure adaptation aux besoins locaux, occasionnant ainsi moins de pertes et de gaspillage. Avec un gain écologique et social important.

Utopique diront certains. Et pourtant, sans doute ce discours a-t-il en soi bien plus de bon sens qu'un «travailler plus pour gagner plus». Le principe d'une société autogérée fut d'ailleurs mis en application de bien belle façon dans l'Espagne révolutionnaire de 1936-39. En pleine guerre civile, les anarcho-syndicalistes ont formé des comités d'usine et populaires pour faire tourner l'économie et permettre de nourrir, loger, vêtir, enseigner les populations et, bien sûr, ravitailler le front. Une expérience qui reste aujourd'hui le principal modèle d'anarchisme appliqué.


Contrairement aux idées préconçues, l'anarchie n'est pas un déni de tout système, qui amènerait la société au désordre et au chaos; elle propose une vraie solution politique, construite sur la libre association des hommes, en dehors des États, toujours pourvoyeurs d'une autorité imposée.

Mikhaïl W. Ramseyer

Présentation de L'Anarchie, de Kropotkine


[1] Le mouvement anarchiste étant très diversifié, il est impossible d'en donner une représentation uniforme. Les valeurs transmises ici sont néanmoins très répandues.

[2] Murray Bookchin, «Vers une technologie libératrice».

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