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La fuite en avant consiste à vouloir résoudre un problème en utilisant les méthodes qui l'ont provoqué. Du moment que la croissance est devenue la principale raison d'être du système économique actuel et qu'elle est aussi la cause première de la plupart des problèmes auxquels nous sommes confrontés, la fuite en avant en résulte nécessairement. Pour l'éviter, il faudrait que les décideurs politiques et économiques aient un bien improbable moment de lucidité, c'est-à-dire qu'ils réalisent enfin que nous vivons dans un monde fini et qu'une croissance permanente de quoi que ce soit, même et surtout celle des profits des banques et des entreprises, est un non-sens.
Le problème est que, s'ils le réalisaient, ils seraient obligés de reconnaître que le système économique en voie de mondialisation est condamné à terme et qu'il est par conséquent urgent de le remplacer par autre chose. Mais quoi? Il est à mon avis nécessaire de revenir à une dimension plus humaine de la société. Cela a été bien exprimé par Teddy Goldsmith (The Ecologist, vol. 32, n° 7, septembre 2002): «Si nous voulons survivre encore longtemps sur cette planète, nous n'avons pas d'autre option que d'en revenir aux principales caractéristiques des sociétés traditionnelles qui ont précédé le développement. Cela signifie que la plupart des gens vivront dans des communautés villageoises largement autosuffisantes… que la vie sociale et culturelle jouera un rôle beaucoup plus grand qu'aujourd'hui… Cela signifie aussi que nous devrons adopter une vision du monde qui considère que la survie de l'humanité dépend d'un retour à des communautés traditionnelles et à la préservation de la nature dont elles font partie, plutôt que du monde de remplacement non soutenable qu'apporte le développement économique».
Dit autrement par Cornélius Castoriadis (Le Monde diplomatique, août 1998): «Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre place relativement à cela.»
C'est le contraire d'une fuite en avant. Il s'agit plutôt d'un retour aux sources qui n'exige pas le rejet des acquis de l'humanité. L'important est de reconnaître que, quoi que l'homme soit capable de faire (par exemple de se poser sur Mars) ou d'inventer, il reste entièrement tributaire de la biosphère terrestre dont la préservation doit être sa principale préoccupation.
Mais ce n'est pas ce qui se passe aujourd'hui. Nous faisons confiance à notre science – une science pourtant limitée puisqu'elle rejette la finalité et ne peut donc pas aborder la vie – pour nous sortir de tous les pétrins dans lesquels nous nous mettons nous-mêmes. Cette attitude attise une fuite en avant que l'on retrouve dans plusieurs domaines très importants pour la société :
Dans le domaine de la démographie — La croissance des populations mène à des catastrophes, mais rien n'est entrepris pour l'arrêter puis l'inverser.
Dans le domaine de l'énergie — Au lieu de se limiter à l'exploitation des énergies renouvelables, on s'évertue à augmenter l'exploitation d'énergies non renouvelables dangereuses pour la nature et l'humanité comme l'énergie nucléaire de fission, la fusion nucléaire contrôlée (qui restera une vue de 1' esprit), l'exploitation du gaz de schiste, etc. Il serait plus intelligent de déterminer le potentiel des énergies renouvelables exploitées de manière raisonnable et donc modeste, et d'en déduire la consommation d'énergie à laquelle chacun peut prétendre. Cela impliquera de devenir plus efficace dans l'utilisation de l'énergie et de renoncer à des gadgets d'utilité marginale. Le besoin se situe au niveau des services, pas de l'énergie. Une bonne partie de ces services peuvent être rendus avec beaucoup moins d'énergie qu'ils n'en exigent aujourd'hui. Un bon exemple est le chauffage des locaux lorsqu'il est rendu par un chauffage électrique direct au lieu d'une pompe à chaleur ou d'un poêle à bois.
Dans le domaine de l'eau — Du moment où la fourniture d'eau a permis de faire des affaires, on a cru que d'en augmenter l'utilisation contribuerait à la prospérité. Il en est résulté une fuite en avant qui menace le bien commun qu'est l'eau potable. L'eau est plus importante que l'énergie puisqu'elle est indispensable à la vie et d'en réduire l'utilisation est parfaitement possible, en particulier en renonçant à la pratique stupide de faire caca dans l'eau potable. Par ailleurs, les grands barrages hydroélectriques sont des atteintes très importantes à la nature puisqu'ils noient des vallées entières et condamnent la vie qui s'y trouve.
L'exploitation de ressources minérales (pétrole, gaz naturel, charbon, uranium, etc.) constitue aussi une fuite en avant puisque ces ressources n'existent qu'en quantités limitées. D'aller chercher des matières sous la terre est en soi aberrant si on en devient dépendant. Sans pétrole, pas de croissance économique ni de mondialisation.
Comme l'a souligné Castoriadis, la société capitaliste est une société qui court à l'abîme à tout point de vue, car elle ne sait pas s'autolimiter. La crise actuelle est une crise du capitalisme lui-même et ne peut pas être surmontée sans remettre le capitalisme en question.