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Le dilemme devant lequel l’humanité se trouve aujourd’hui a été formulé par Carl Amery de la manière suivante (Carl Amery: «Briefe an den Reichtum », Luchterhand, 2005): «L’homme peut-il survivre à ses conquêtes?»
Les autres difficultés plus ou moins dramatiques qui ont surgi au cours des dernières décennies (famines, guerres, pollutions, catastrophes climatiques, etc.) sont à mettre en rapport avec cette question fondamentale sans quoi elles ne pourront guère être abordées de manière pertinente. Malheureusement ce n’est pas ce qui se passe parce que les conquêtes de l’homme au cours des derniers siècles sont très généralement perçues comme réjouissantes et indispensables. L’obsession de la croissance économique qui hante tous les pouvoirs économiques et politiques est là pour en témoigner. Pourtant, comme le souligne encore Amery, il n’y a pas aujourd’hui de croissance économique sans gaspillages de ressources et accélération des processus entropiques. La première priorité devrait donc être donnée à une science économique capable de proposer des modèles de décroissance soutenable. À défaut d’une telle démarche, on va inévitablement assister à une destruction accélérée de la biosphère, laquelle implique à son tour la disparition de la plus grande partie de l’humanité.
L’ennui est qu’il semble aujourd’hui quasiment sans espoir de proposer aux citoyens un programme d’action qui remettrait en question les mythes qui ont provoqué la crise actuelle: mythe de la prospérité par l’expansion économique, mythe de la vérité scientifique, mythe de la nécessité du pouvoir, mythe de la main invisible du marché, de l’avantage comparatif, etc. Ces mythes sous-tendent la globalisation/libéralisation en cours et livrent la planète et ses habitants à l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) et aux multinationales qui en tirent les ficelles.
Dans ces conditions, on doit se demander s’il est encore possible de faire de la politique et surtout quel serait son sens. Au stade actuel, la politique se réduit «à une controverse sur le programme de musique à bord du Titanic» (C. Amery), alors même que tous les efforts devraient être entrepris pour changer la trajectoire du navire afin d’éviter la collision avec les icebergs. Mais il semble vain d’espérer un changement de cap tant que la pensée dominante restera prisonnière de la croyance à des lois économiques. Comme le remarque Gilbert Rist («Du développement à la critique de l’économie» dans «Luttes au pied de la lettre», Editions d’En bas, 2006), l’économie n’est pas une chose que l’on pourrait étudier comme les minéraux, les plantes ou les êtres vivants, mais une construction de l’esprit, à la fois changeante et révocable, dont on pourrait se demander ce qui l’autorise à gouverner le monde si elle ne servait pas d’abord à légitimer le pouvoir et la richesse de ceux qui s’en réclament.
Pour essayer de sortir du dilemme, Amery a proposé au président de l’Allemagne fédérale (Horst Köhler) d’établir un Atelier du Futur dont le mandat serait d’élaborer des propositions pour sortir de la crise sans être contraint par les schémas de pensées Le dilemme de l’humanité Notre planète en danger qui dominent le monde aujourd’hui. Rappelons qu’une proposition semblable avait été faite il y a quelques années en Suisse par Konradin Kreuzer et qu’elle a donné naissance à un Conseil de l’Avenir (Zukunftsrat) qui essaye de pousser cantons et communes à imaginer la Suisse de demain indépendamment des buts à court terme qui conditionnent la politique actuelle.
Il faut évidemment soutenir de telles propositions. Le problème est l’énorme inertie du rouleau compresseur économique et l’incapacité de ceux qui le dirigent à imaginer un autre paradigme. En l’état actuel, il me paraît peu probable que le salut puisse venir d’en haut.
L’espoir réside donc dans une prise de conscience des gens, de vous et de moi. Ce n’est pas impossible et certains indices laissent supposer que cette prise de conscience est en train de s’amorcer timidement. Après tout, c’est le peuple qui a fait les révolutions. Malheureusement, elles ont été confisquées par de nouvelles structures de pouvoir. Si nous réussissons à remettre l’humanité sur une voie carrossable, il faudra se garder de lui imposer de telles structures. Dans une société digne de ce nom, elles sont inutiles.