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Il m’est difficile de ne pas éprouver de sympathie pour la thèse d’Edward Goldsmith, reprise par Pierre Lehmann, et d’imaginer «la plupart d’entre nous» vivant dans de petites communautés autosuffisantes. Il est cependant évident que le chemin menant de notre monde actuel à cette société idyllique ne sera parcouru par aucun vivant d’aujourd’hui. Une transformation paisible, non violente, vers ce bel idéal exigerait des siècles, des millénaires plutôt, de restructurations à tous les niveaux, du politique et économique au psychologique et spirituel. Chaque rouage de notre système global demanderait à être revu, rectifié le plus souvent de 180 degrés: passage de l’égoïsme farouche à l’altruisme, entre autres révolutions.
L’impossibilité de changer le monde sans changer l’homme se conjugue avec celle de changer l’homme sans changer le monde et cette dialectique risque bien de se prolonger au-delà de l’espérance de vie de l’humanité, sinon de la Planète ellemême. Le caractère utopique de cette vision, auquel Pierre Lehmann refuse d’adhérer (et affectivement je le suis dans cette voie), me semble être en fait une «uchronie» (selon le terme proposé par mon maître Ortega y Gasset) et se situer en dehors du temps, du temps humain.
L’autre parcours que les hommes pourraient être obligés de suivre vers le paradis terrestre se situe à l’opposé de cette évolution pacifique: affrontement violent, sauvage, impitoyable entre ceux qui veulent défendre leurs privilèges, leur superflu, et ceux qui sont prêts à mourir pour obtenir le strict nécessaire et le léguer à leurs descendants. On peut alors, oui, on peut imaginer les rares survivants de l’hécatombe s’organiser en petits villages et tirant, du désastre auquel ils ont pu échapper, les leçons que l’histoire récente devrait donner aux actuels maîtres du monde.
Plutôt qu’une «opinion» à ce sujet, selon votre formule, je lance un cri de douleur, sur fond d’un espoir fou, mais inextinguible. Quant aux solutions que vous attendez de nous, je n’en vois qu’une: continuer de lutter, chacun dans la mesure de son possible, avec l’énergie non pas du désespoir, mais de la dernière toute petite espérance.