C’est dès l’année 1946, au début de mes études gymnasiales, donc il y a plus de septante ans, que j’ai rencontré l’étudiant en médecine Max-Henri Béguin, lors des rencontres et assemblées du Service Civil International. Ses récits, au sujet de son activité de civiliste et jeune médecin dans la ville de Saarbrücken en ruine, m’avaient vivement impressionné. C’est aussi lors de ces rencontres, suite aux décès de Pierre Cérésole et du Mahatma Gandhi, que j’ai entendu Edmond Privat parler de la vie du courageux fondateur du Service Civil International et des luttes non-violentes actives du libérateur des Indes.
Nos activités professionnelles, Max-Henri, comme pédiatre à La Chaux-de-Fonds et moi, comme instituteur à La Sagne, avaient débutées presqu’en même temps, en 1953 pour Max-Henri, en 1954 pour moi. Et nous nous étions bientôt rencontrés lors de soirées de soutien aux objecteurs de conscience et pour la pratique de l’espéranto.
Dès 1957, Fernand Donzé, le nouveau directeur de la Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds, avec qui j’avais étudié l’ethnologie à l’Université de Neuchâtel, m’a donné la possibilité de sauver les livres, revues et archives du groupe espérantiste de La Chaux-de-Fonds, ce qui donna bientôt naissance au CDELI, le Centre de documentation et d’étude sur la langue internationale, ceci à la condition que le lundi matin, je puisse épauler la bibliothécaire chargée du catalogage des livres que je récolterais. Admirant mon dévouement culturel, la Commission scolaire de La Sagne apporta son soutien en organisant mon horaire d’instituteur, afin que je sois libéré d’enseignement les lundis matins en question.
Suite au décès d’Edmond Privat en 1962, j’eus l’occasion de sauver sa bibliothèque et ses archives, ce qui donna naissance au Fonds Edmond Privat. Max-Henri Béguin collabora à la création de ce fonds avec un autre espérantiste important, Éric Descoeudres 1, non seulement rédacteur de L’Essor, mais aussi de l’important hebdomadaire Coopération.
A la même époque, durant deux ou trois étés, la famille Max-Henri Béguin, avec le tout jeune Pierre-Ami, ont passé leurs vacances d’été en Yougoslavie sur la presqu’île de Primoŝten dans l’Adriatique, lieu de rencontre espérantiste.
Lors des transformations de la bibliothèque, le directeur Fernand Donzé me priait souvent de m’arrêter au bureau d’architecture de la ville lors de mes retours à La Sagne, ceci afin de transmettre ses désirs et remarques à l’architecte Pierre Berger, chargé des plans des travaux. Ce n’était pas encore l’ère des téléphones portables, ce qui nécessitait des contacts directs. Lors de l’un de mes passages au bureau d’architecture, quelqu’un sonna, et Pierre Berger alla répondre. Il revint annoncer qu’il s’agissait de Lime-douce. On lui répondit, « fais-le tout de suite entrer », et c’est ainsi que j’appris comment ils surnommaient Max-Henri Béguin. Lime-douce fit savoir son opposition, en tant que pédiatre, à certains projets de développement de la ville. Au quartier des Arêtes où se construisaient les tours et de nouvelles rues, il venait dire son opposition absolue à ce que la rue Monique Saint-Hélier rejoigne celle de la Prairie, car la pente, utilisée en hiver par les enfants lugeurs et skieurs, serait coupée par cette route. Il expliqua que les sports d’hiver sont un des meilleurs remèdes contre les maladies infantiles : grippes et angines. Aussi dans les quartiers de la ville en expansion, les prés en pente devaient rester à leur disposition. Il exigea de même que le Creux des Olives jusqu’au Bois du Couvent demeure libre de constructions, de même que le champ situé au nord du Bois du Petit Château. Et Lime-douce fit comprendre, qu’en cas de nécessité, il renouvellerait son opposition avec les appuis nécessaires. J’ai alors compris la force persuasive et l’autorité du pédiatre Max-Henri Béguin auprès des autorités de la ville.
Un soir d’octobre 1963, Yvonne Privat m’a lancé un coup de téléphone pour me raconter que deux neuchâteloises étaient sorties du brouillard pour se promener le long des Crêtes jusqu’au Mont-Racine, et que de retour, attablées à l’Hôtel de Tête-de-Ran, leur attention fut attirée par la conversation de leurs voisins alémaniques. Il s’agissait de militaires hauts-gradés qui parlaient avec enthousiasme de l’édification d’une caserne et rampe de lancement sur le domaine que l’armée venait d’acquérir au Mont-Racine. Maîtrisant l’alémanique, elles comprirent tout le danger que représentait ce projet militaire pour les promeneurs appréciant la vadrouille et les pique-niques sur les crêtes du Mont-Racine. Sachant qu’Yvonne Privat avait des relations avec des personnes du Haut, elles l’avait tout de suite avertie de ce qu’elles avaient entendu. Et Yvonne Privat, qui savait que nous nous rendions souvent au Mont-Racine où le père d’Andrée, mon épouse, possédait un chalet appelé «Table de nuit» ou «La Boîte d’allumettes», nous lança un coup de fil au début du soir, en espérant que nous pourrions faire quelque-chose en opposition à de tels projets.
Mais que faire ! Avec Andrée, j’ai discuté un bon moment, et subitement nous avons pensé que Lime-douce devrait être averti. Je l’appelai à dix heures du soir. Il crut qu’il allait devoir soigner un enfant gravement malade. Je lui ai alors raconté tout ce qu’Yvonne Privat nous avait appris et Max-Henri me proposa de nous rencontrer le lendemain en fin d’après-midi. Il ajouta qu’en tout cas, il faudrait absolument arriver à empêcher l’exécution d’un tel projet, mais qu’il fallait éviter, à tout prix, de s’opposer directement à l’armée, car alors nous serions perdants.
Lors de notre rencontre du demain, j’appris que Max-Henri, comme moi-même, n’avait pas beaucoup dormi, cherchant une solution. Il a eu subitement l’idée d’examiner une carte du canton de Neuchâtel, et il constata alors qu’à part la ville de La Chaux-de-Fonds, la plupart des autres localités sont situées en-dessous de 1100 m d’altitude. Cherchant un moyen d’interdire la construction prévue au Mont-Racine par l’armée, il fallait absolument arriver à empêcher toute construction en-dessus d’une certaine altitude. Mais en fait, jamais les paysans n’accepteraient une telle interdiction. Enfin, il arriva à la formulation suivante : Il est interdit d’édifier en dessus de 1100 m d’altitude des constructions servant à un but étranger à l’économie rurale.
De mon côté, j’ai aussi averti du projet de l’armée, l’avocat socialiste Pierre Aubert, dont j’appréciais les sages interventions au Grand-Conseil. Et c’est avec lui que je me rendis au rendez-vous du lendemain après-midi chez Max-Henri Béguin. Et durant cette entrevue fut en fait rédigé le projet d’initiative populaire pour la protection des crêtes du Jura neuchâtelois, ceci dans le langage juridique convenable. Sur les conseils de Pierre Aubert, une close devait donner au Grand Conseil, sous forme de décret, la possibilité de compléter le texte de l’initiative dont voici l’essentiel :
Article premier – Les crêtes du Jura neuchâtelois sont considérées comme sites naturels. Il est interdit en principe d’y édifier des constructions servant à un but à l’économie rurale. Les forêts et pâturages s’y trouvant sont ouverts en tout temps et librement au tourisme pédestre. La limite inférieure des zones ainsi protégées est située entre 1100 et 1200 mètres.
Art. 2 – Sur la proposition du Conseil d’Etat et après avoir pris l’avis de la Commission cantonale des monuments et des sites, de la Société cantonale d’agriculture, ainsi que celui des associations cantonales ayant pour but le développement du tourisme pédestre ou la protection de la nature, le Grand Conseil fixera, dans le délai d’une année à compter de l’entrée en vigueur du présent décret, le périmètre des zones protégées…
Art. 3 – Tant et aussi longtemps que le Grand Conseil n’aura pas fait usage des compétences qui lui sont reconnues… aucune construction servant à un but étranger à l’économie rurale ne pourra être édifiée dans les régions du canton sises au-dessus de 1100 mètres…
Les jours suivants, nous trois avons récolté les appuis nécessaires, en grande partie conseillés par Pierre Aubert, qui de son côté a averti le Conseil d’Etat qui ignorait absolument tout au sujet de l’acquisition du Domaine des Pradières au Mont-Racine qui appartenait à l’industriel de Locle Georges Perrenoud et des projets militaires en question. L’attitude cachotière de l’armée lui fut certainement politiquement défavorable. Jamais l’armée ne recevra la permission d’édifier les constructions prévues.
L’appui au lancement de l’initiative fut tout de suite vigoureux. Nous avons averti les représentants les plus divers des sociétés culturelles et politiques du canton, si bien qu’une rencontre annoncée à l’Hôtel de la Vue des Alpes a tout de suite réuni plusieurs centaines de personnes représentatives des associations et milieux les plus divers du canton. Nous avions fait en sorte qu’il y ait équilibre entre les publics du Haut et du Bas du canton. Tous quittèrent l’assemblée en emportant des stocks de feuilles d’initiatives à faire signer et en quelques semaines plus de vingt mille électeurs apportèrent leur appui cette l’initiative. Par exemple, dans ma Commune de La Sagne, en quelques jours plus des trois quarts des électeurs avaient signé cette initiative. Si je me rappelle bien, en quelques semaines plus de vingt-mille citoyens avaient apporté leur appui à cette initiative, ce qui encouragea le Grand Conseil, d’entente avec le Conseil d’Etat, de la compléter par un décret soumis au vote ajoutant la protection d’autres régions du canton, les grèves des lacs et rivières, les vignes et les forêts. Le tout fut accepté à une très forte majorité.
Mais Max-Henri Béguin avait conscience qu’il fallait tout de suite agir, afin d’empêcher l’armée de dominer la situation. Déjà une semaine après le l’annonce du projet de l’initiative, il appelait à l’aide les amis du Mont-Racine pour rebâtir un mur de pierres que l’armée venait de détruire pour la construction d’un premier chemin. Avec l’instituteur Lucien Louradour et d’autres collègues, nous avons encouragé tous les enseignants à organiser leurs courses d’école d’automne sur les crêtes jurassiennes et au Mont-Racine. Il fallait obliger l’armée à respecter en tout temps un droit de passage au public et de limiter ses terrains de tir.
Dès lors, Max-Henri Béguin a élargi son champ d’actions pacifiques et médicales. A celles, consacrées à l’usage alimentaire du sucre de canne, s’ajoutèrent des actes très concrets: reconstruction des murs de pierres des pâturages, reboisement de forêts délaissées, sauvetage de fermes et maisons de valeur historique, délaissées ou menacées de destruction imbécile, aide active à la protection de la nature. Sa philosophie non-violente avait pris une orientation variée et positive.
En 1968, lors d’une importante rencontre internationale qui s’est déroulée en espéranto vingt ans après la mort du Mahatma Gandhi, ceci à la Salle de lecture de la Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds, la conférence de Max-Henri Béguin intitulée Satjagraho hodiaŭ aŭ aktualeco de aktiva neperforto reflète concrètement la maturité et vigueur de sa pensée. Aussi je recommande à tous ceux qui lisent l’espéranto, d’emprunter ce texte qui a été publié en 1971 par la revue espérantophone française La Juna Penso. Cette brochure intitulée Gandhi kaj satjagraho a en fait élargi au monde entier le message actif de non-violence exprimé par Max-Henri Béguin.
– Claude Gacond