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Jean Starobinski (1920-2019) est mort en mars de cette année. L’essor tient à honorer la mémoire de ce grand humaniste. En préambule à un article qui paraîtra dans notre prochain numéro, voici le témoignage d’une Suissesse expatriée aux États-Unis, revenue dans son pays pour préparer une thèse d’histoire des sciences sur la vie et l’œuvre d’un médecin célèbre du XVIIIe siècle: Samuel Tissot.
Comment évoquer le souvenir d’une personnalité aussi éminente sans tomber dans la hagiographie ou la banalité! C’est pourquoi j’ai choisi de parler de l’homme que j’ai connu lorsqu’il devint mon mentor. C’était en 1980 lorsque, prenant mon courage à deux mains, j’ai pris rendez-vous avec lui pour lui parler de mes projets de thèse en histoire des idées. Je n’étais plus à l’âge où normalement on entreprend une telle aventure, je n’habitais plus Genève depuis des années et je m’intéressais à un médecin vaudois du XVIIIe siècle. Avant d’aller plus loin dans mes recherches, je voulais savoir si d’autres doctorants, vivant peut-être en Suisse, avaient un projet semblable. La réponse, j’espérais l’obtenir de Jean Starobinski.
Me rendant chez lui au rendez-vous qu’il m’avait fixé, je sonne à la porte, il répond lui-même … et m’invite à prendre place dans son salon de la rue de Candolle. Une atmosphère sereine et intellectuelle calme mes nerfs et me permet d’exposer ma requête. Très rapidement, j’ai su que personne ne s’intéressait à S.A.A.D. Tissot (1728-1797). J’ai aussi compris que raviver sa mémoire et ses oeuvres serait une entreprise bienvenue afin de mieux cerner certains aspects de la médecine du XVIIIe siècle. Et que mon interlocuteur serait très content de suivre la progression de mon travail.
Non seulement il a suivi l’avancement de ma thèse et m’a donné de nombreux conseils, mais encore il a contribué à faire connaître mes recherches en me faisant inviter à donner des conférences à la Faculté de Médecine et à celle des Lettres de l’Université de Genève. Est-ce lui qui m’a recommandée à la Faculté de Médecine de l’Université de Lausanne, laquelle m’a invitée à parler de Tissot lors des célébrations de son centenaire et lorsque je fus invitée à la nouvelle Société suisse d’études du XVIIIe siècle lors de son inauguration à Berne, pour y parler du livre d’un autre médecin suisse, J.G. Zimmermann (1728-1795)?
Au fil des ans, à la rue de Candolle puis au Plateau de Champel, une visite à Jean Starobinski me donnait des ailes pour aller de l’avant. Il me parla aussi de lui-même: quand, pendant la Deuxième Guerre mondiale, ses camarades de volée devaient partir à l’armée, il avait pu poursuivre ses études, lui qui par son statut d’étranger en était exclu, et qu’il avait ainsi pu servir la Suisse autrement, grâce à sa renommée, acquise par un effort soutenu sans interruptions de service militaire. Et cela l’avait porté à aider les autres dans leurs entreprises intellectuelles.
Quand il prit sa retraite à 65 ans, alors qu’il aurait pu enseigner jusqu’à 70 ans, il me dit que non seulement il avait des projets de livres qu’il voulait avoir le temps de compléter, mais encore qu’il fallait laisser la place à la génération montante. Il avait eu sa chance, il voulait en offrir autant à d’autres.
Ainsi la générosité et la modestie de Starobinski dans ses contacts intellectuels et humains sont une preuve de plus, s’il en était besoin, de la hauteur de sa pensée, de l’étendue de son savoir et de sa passion de partager.
Antoinette Emch-Dériaz