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Février 2024
Parcours de vie: Plaidoyer pour le mensonge – On peut rêver
Auteur : Pjotr Haggenjos
Le 4e témoignage de cette rubrique nous a été envoyé par un de nos abonnés, Pjotr Haggenjos qui s’est engagé pour l’instauration d’un véritable Service civil en Suisse. Alors que ce dernier est maintenant une composante de l’obligation de servir (limitée aux hommes), on aurait tendance à oublier à quel point la reconnaissance de l’objection de conscience a été une longue lutte dans notre pays. Pjotr s’est engagé longtemps pour les objecteurs, d’abord dans le cadre de la Permanence des Objecteurs à Berne, puis à conseiller des jeunes qui choisissaient ce chemin. Dans la deuxième partie du récit il donne un exemple concret de l’ardeur de ce combat avec une réflexion sur le mensonge qui parfois s’avère nécessaire pour réaliser un rêve.

Ce récit a été lu dans le cadre d’une lecture publique des Plumes Nomades
au bar-café Le Vostok à La Chaux-de-Fonds, au mois de juin 2023.

En changeant juste une lettre, mensonge devient mon songe. Je tiens à le dire haut et fort: ce n’est pas qu’une question de prononciation et il y a le mot songe dans ce terme souvent associé au mal. Songe comme rêve est quelque chose de beau, d’indispensable pour vivre dans ce monde fou, stressant, souvent angoissant. Nos songes nous aident à supporter ce bas-monde, dans lequel nous vivons ou survivons. Nos songes et nos rêves nous donnent un espace de liberté, de choix, de fantaisie, un bol d’air frais qui nous permet de créer notre monde, seuls ou avec d’autres rêveurs.

Revenons au sens primitif du mot « mensonge ». Ce mot est un dérivé du mot « mentir »: ne pas dire la vérité, tromper l’autre ou pire: abuser de sa confiance. Je peux comprendre que le mensonge n’a pas une bonne réputation. Pourtant, quand je mens – cela m’arrive probablement plus souvent que j’en suis conscient – mon intention n’est pas de vouloir nuire ou de faire mal à l’autre. Mon désir c’est de le protéger, de ne pas le confronter à une vérité crue qu’il ne peut peut-être pas entendre ou supporter. Et honnêtement, c’est aussi pour me rassurer moi-même, pour me protéger. Mon vis-à-vis pourrait se fâcher, être déçu. Je pourrais tomber en disgrâce et risquer qu’il me retire éventuellement son estime, voire son amour.

J’affirme et j’insiste que le mensonge n’est pas négatif en soi, il peut être nécessaire, parfois même indispensable. Pourtant c’est important que nous puissions aussi sortir de nos songes, de notre zone de confort et être en phase avec notre quotidien dans le monde « réel » de tous les jours et de nous adapter aux règles du jeu, parfois faire à mauvaise fortune bon coeur.

Voici un exemple personnel où mon honnêteté a été valorisée. Il y a de nombreuses années un directeur d’institution avec qui j’avais travaillé et que je critiquais souvent, m’a dit lors d’un entretien: « je t’apprécie, car avec toi je sais où j’en suis, tu me fais tes critiques ouvertement au contraire de certains de tes collègues qui me flattent, mais dont je suis sûr qu’ils cassent du sucre sur mon dos, quand ils discutent entre eux ». Donc, cela peut être nécessaire d’être vrai et authentique et de se confronter aux autres et cela peut aussi avoir des effets positifs.

Un monde où le mensonge règne en maître – bien sûr pas le seul – c’est la politique. On le voit bien, avant les élections, quand les candidats ont envie d’être aimés pour être élus. Ils essaient de nous vendre des rêves pour un monde meilleur même si, après coup, leurs actes sont loin des promesses.

Voici donc l’histoire d’un mensonge politique où j’ai été impliqué personnellement, il y a 40 ans. L’initiative pour un Service civil venait d’être refusée massivement par le peuple. Les militants et de nombreux objecteurs de conscience étaient bien sûr très déçus de cette cruelle désillusion. Je faisais partie d’un groupe de 13 hommes dont plusieurs objecteurs. Nous avons alors rédigé une ordonnance au nom du Conseil fédéral que nous avons envoyée à toutes les communes de Suisse, avec une fausse lettre d’accompagnement « signée » du Président de la Confédération. Ce document était bien sûr un mensonge, car il n’y a que le Gouvernement qui a la compétence de rédiger une ordonnance. La nôtre stipulait que chaque commune devait organiser un service volontaire pour ses citoyens qui ne pouvaient pas concilier le service militaire avec leur conscience. Par précaution nous n’avions pas imprimé la signature du conseiller fédéral et ajouté en tout petit « on peut rêver » / « träumen erlaubt » sur la lettre d’accompagnement. Malgré cette mention, petite mais lisible, beaucoup de communes y ont cru et ne savaient pas quoi faire. Ce jour-là, le système téléphonique du Palais Fédéral a été paralysé par les appels des communes débordées et même le Conseil fédéral a dû en parler dans sa séance hebdomadaire. Enfin, ce mensonge sous forme de plaisanterie nous a valu une accusation pour usurpation de fonction, même pas pour mensonge, avec à la clé un acquittement quelques semaines plus tard.

Donc pour conclure je dirais : c’est bien d’être dans la vérité, mais parfois les circonstances ou nos rêves nous poussent à transcender la vérité et à croire en la force de nos songes.

Pjotr Haggenjos

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