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Août 2023
1520 kilomètres, 9 semaines de marche, 1 paire de chaussure
Auteur : Manon Willemin

Partir

Le 29 août 2022, 7h30. Au moment de me lever, je vois la trappe de la cathédrale s’ouvrir. Une trappe au centre de l’édifice qui débouche sur un escalier presque majestueux, plongeant sur la ville du Puy-en-Velay. Postée en haut des marches, des frissons parcourent mon corps tout entier. Je suis dans une bulle, j’ai l’impression d’être seule alors que je suis entourée d’une dizaine de personnes. Je descends les marches, savourant chaque pas. Les premiers d’une grande épopée. Mille cinq cent vingt-deux. Mille cinq cent vingt-deux kilomètres me séparent de Saint-Jacques-de-Compostelle.

Mes chaussures aux pieds, mon sac ceinturé à la taille, mon chapeau; je m’agrippe fébrilement à mes bâtons. Parée pour avaler ces kilomètres jusqu’à l’une des extrémités du continent. Partir. À pied. Seule.

Sous mes paupières

Il est de ces souvenirs qui, rien qu’en fermant les yeux, jaillissent en vous. En quelques secondes, ils illuminent toute votre personne. Ils vous inondent. J’aurais aimé vous esquisser ces brassées d’images, de sensations. J’aurais voulu vous conter ce qu’on y trouve, là-bas, sur ce chemin. Ce qu’on y découvre, ce qu’on y apprend, ce qu’on y vit. Ce qui vibre dans cette bulle au milieu du monde. Sur cette voie vers la fin de la Terre.

Qu’est-ce que je peux vous offrir ici, en quelques lignes? Je vous emmène avec moi, dans un condensé très concentré de mon épopée. Je me replonge dans ce bouquet de mémoires. Je ferme les yeux. Et sous mes paupières…

C’est autant de vécus, de récits, de pieds, que de pèlerins, randonneurs et autres marcheurs que j’y ai rencontrés. C’est une routine qui s’installe, un rythme cadencé par la marche. C’est marcher, manger, dormir. Marcher, manger, dormir.

Marcher.

Des cailloux, du macadam, du sable, de la terre. Des plaines, des plateaux et des cols. Des montagnes, des lacs, des collines, des déserts. C’est du soleil et de la pluie, du vent et des orages. Des chaleurs de plomb, du froid humide. C’est de la nature tous les jours. Des villages abandonnés, des villes bondées. C’est des départs à la frontale de nuit, des arrivées dans l’après-midi. Des kilomètres, soixante-trois jours, neuf semaines de marche. C’est de la sueur, des frissons, des doigts gelés, des habits mouillés. C’est de la douleur, du ras-le-bol. Des pieds de bois, des ampoules. Des opérations à pieds ouverts, des massages à toute heure. Des «Comment ça va? Tes pieds? Et toi?» C’est des doutes, des «Qu’est-ce que je fous là?». De la persévérance, du dépassement de soi. C’est des «Bon Chemin, Buen Camino, Ultreïa!»

Manger.

Une baguette, du fromage et des fruits secs. Une gourde d’eau, des fruits sauvages à savourer. C’est une fontaine salvatrice sous la chaleur, des retrouvailles sur un muret, un partage de provisions. Une soupe aux lentilles au coin du feu, des tables garnies sous le porche des maisons. C’est des kilos en moins mais des repas copieux. C’est des cafés au détour d’une terrasse, des bières en guise d’apéro. C’est des gîtes, des hôtes et des hospitaliers. De l’accueil, des attentions soignées. C’est des tampons sur une crédenciale. Des encres, des dessins, des souvenirs. C’est des regards, des échanges, des mots. Des debriefs, des planifications d’étapes, des réservations de gîte. C’est de l’ouverture, aux autres et à soi-même. Des messes du soir, des bénédictions et des prières. C’est des rencontres touchantes, souvent bouleversantes. Des personnes de tous horizons, des récits de vie incroyables. C’est des langues, des pays, des bouts du monde. Des pleurs et des sourires, de l’entraide et de l’empathie. C’est de l’écoute et du partage. C’est une bulle de bienveillance, une dégustation délicate et agréable.

Dormir.

C’est la vie en communauté, des lits superposés. De la lessive à la main le soir, des chaussettes sur les sacs le lendemain. C’est des massages à l’arnica, de l’écriture de journal intime, une sieste express. C’est des odeurs, des douches, des rangements de sacs. Des discussions sur l’oreiller, des confidences. C’est des manques, de la nostalgie, des émotions, des coups de mou. Du réconfort, de l’écoute attentive. C’est des dortoirs, des ronfleurs et des boules quiès. Des nuits de plomb ou des sommeils légers. C’est des pensées sur l’avant, des réflexions sur le maintenant, des rêves sur l’après…

Sous mes paupières, ça pétille, ça crépite. J’ouvre les yeux. Sous mes paupières, il y a encore beaucoup d’indicible, d’indescriptible…

«Si tivapa, tu sorapa»…

Tous les matins, j’ai pris ce chemin. Tous les matins, je me suis levée pour aller plus loin. J’ai vécu des bonheurs intenses. Des éclats de joie, des plaisir simples démesurés. Je me sentais voler, j’étais guidée. Je me sentais heureuse. J’étais vivante et tellement reconnaissante. Je me sentais emplie de lumière. Profondément calme dans cet état de bien-être. J’ai surmonté les obstacles, j’ai traversé les moments de doutes, j’ai supporté la douleur. Je me suis retrouvée.

Le 30 octobre 2022, 15h30, Santiago. Assise face à la cathédrale, je contemple mes chaussures. Je les admire. Heureuse, en larmes, entourée de mes fidèles compagnons. Les mots ne sortent plus. Je suis béate. Je ne réalise pas. Toutefois, dans ce brouillard émotionnel, une phrase me revient en tête: «Si tivapa, tu sorapa»… *

Je vous souhaite à vous aussi, des condensés sous vos paupières. Des éclats dans vos cœurs. Des pépites dans vos souvenirs. Allez-y, où que ce soit, et vous saurez… Savourez.

Bon chemin!

Manon Willemin


* Hommage à l’Alchimiste et à ses ardoises qui accompagnent les pèlerins sur la Voie du Puy-en-Velay. Une personnalité et un artiste qui accueille les marcheurs dans sa demeure atypique, dans son cocon un peu magique...

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