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Février 2022
Gauche et discriminations religieuses: la ligne de crête
Auteur : Nicolas Rousseau

Journaliste aux convictions progressistes avérées et indiscutables, Edwy Plenel vient de publier un recueil de textes intitulé A gauche de l’impossible (La Découverte, 2021). Entre autres maux, il y dénonce la dérive de la société française vers un racisme généralisé, une réalité que la précampagne électorale actuelle vient encore illustrer fortement. À le croire, jamais n’auraient été aussi prégnants les préjugés liés au sexe, à l’origine sociale, à la couleur de la peau, à la religion (musulmane surtout).

Difficile de lui donner tort, à entendre notamment les discours d’Eric Zemmour sur le grand remplacement, qui ont quasiment aujourd’hui droit de cité au point de monopoliser tout le débat politique, et pas seulement en France. Plenel souligne aussi à raison une indiscutable responsabilité de la gauche gouvernementale qui, sous François Hollande, n’a pas su assez contrer cette montée des discriminations et des haines envers certaines minorités, voire l’a parfois accompagnée. Et en plus, oui, il faut bien admettre qu’à la faveur des attentats terroristes qui ont secoué la France, elle se concentre aujourd’hui sur l’islam, une religion que toute la droite identitaire juge aujourd’hui responsable de la plupart des problèmes de la société, insécurité, immigration illégale, communautarisme voire séparatisme.

Un sensationnalisme qui amplifie les émotions

Cette analyse soulève pourtant plusieurs questions. Que la droite considère ainsi indistinctement les musulmans comme coupables de tous les maux, cela nous autorise-t-il pour autant à ce jugement tout aussi globalisant qui consiste à tous les traiter comme des victimes? Certes, je comprends le souci de Plenel de ne pas se focaliser sur telle dérive islamiste particulière qui viendrait faire oublier l’islamophobie générale; car il est vrai que, stimulé par les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu, le sensationnalisme ambiant a vite fait d’amplifier les émotions provoquées par tel acte fanatique, culpabilisant à tort toute une communauté qui ne demande qu’à pratiquer son culte en toute tranquillité et liberté. Mais, au nom d’une volonté légitime de préserver ces croyants de toute discrimination, peut-on ainsi relativiser les abus de quelques-uns, au risque de passer alors au mieux pour aveugle, au pire pour complice, deux attitudes qui au demeurant ne font que nourrir le discours de la droite identitaire, si prompte à voir partout des traîtres ou autres islamo-gauchistes? Dénoncer l’islamisme politique pour ce qu’il est réellement, c’est-à-dire comme une forme de ségrégation violente, ne serait-ce pas là au contraire le meilleur moyen de discréditer du même coup la violence ségrégationniste de l’islamophobie?

À mon avis, là est la ligne de crête que la gauche devrait tenir: combattre autant ceux qui veulent exclure l’islam de la société que ceux qui veulent islamiser la société. Tout faire pour garantir le libre exercice du culte musulman; j’étais ainsi de ceux qui ont refusé l’initiative de l’UDC contre les minarets, partant de l’idée que puisque notre Constitution autorise quelque pratique religieuse que ce soit, je ne voyais pas pourquoi elle viendrait régir ses lieux de culte spécifiques. Mais en même temps, tout faire aussi pour que comme toute autre religion, l’islam n’empiète pas sur le champ politique; j’ai ainsi voté pour l’interdiction de la burqa ou du nikab, convaincu que, porté en public, ce vêtement véhicule un message contraire à nos valeurs d’égalité et de liberté, notamment en ce qu’il réduit la femme à un être inférieur.

Un islamisme qui cherche à promouvoir un État théocratique

Ne faisons pas ici à Plenel l’injure de croire qu’il ignore les stratégies de mouvements islamistes tels celui des Frères musulmans. Sous couvert de lutte contre des discriminations réelles, ils cherchent à rendre factices ceux-là mêmes des idéaux sur lesquels se fonde tout son engagement d’homme de gauche, la liberté, l’égalité, la fraternité. Comme toutes les religions conquérantes, cet islamisme militant ne cherche rien moins qu’à promouvoir à terme un État théocratique fondé sur des valeurs non pas partagées, mais transcendantes, non pas discutées démocratiquement mais imposées d’en haut.

Notre auteur sait parfaitement décrire en quoi les dogmatismes identitaires portés par les partis nationalistes contribuent à disloquer nos sociétés démocratiques autant que le capitalisme triomphant, nul doute qu’il sache aussi combien ils se retrouvent dans toutes les religions; il ne lui aura pas échappé que la droite réactionnaire se nourrit d’un conservatisme social et moral propre aussi bien au catholicisme intégriste qu’au salafisme, et que partout où les théologiens ont accaparé le pouvoir, celui-ci s’est exercé au détriment des revendications populaires. C’est contre la domination du haut clergé que les révolutions françaises ont toujours dû lutter, et ceux des progressistes iraniens qui ont appuyé l’imam Khomeiny pour chasser le chah se sont vite retrouvés emprisonnés ou même pendus haut et court!

Cela dit, face à des discriminations qui frappent les musulmans comme tels, je veux bien admettre que Plenel les défende en bloc, qu’il puisse même comprendre pourquoi ils se replient parfois sur leur propre identité ainsi niée; rien de choquant qu’ils se retrouvent alors entre eux pour se défendre, comme les Noirs ou les femmes l’ont fait pour mieux dénoncer leur oppression (après tout, les partis de gauche ont aussi créé des groupements de femmes ou de jeunes). Mais un danger menace ici, celui de légitimer et de pérenniser ces distinctions (sexuelles, raciales ou religieuses), et cela au risque de voir alors nos adversaires retourner contre nous l’accusation de racisme ou de communautarisme, avec par exemple un Zemmour qui se fait aujourd’hui le chantre de l’antiracialisme. Nous voilà encore sur la ligne de crête: repérer et combattre toute discrimination comme telle, mais sans pour autant l’essentialiser. Dans un récent essai intitulé Le droit d’emmerder Dieu (Grasset, 2021), l’avocat de Charlie Hebdo Richard Malka refuse que tout homme se voie automatiquement assigné à sa religion; comme si elle le définissait entièrement, aux dépens des autres aspects de son être, avec ici évidemment la justification de l’interdiction du blasphème, censé attenter à l’essence même de la personne et puni alors avec la plus extrême sévérité. Avec ici également la victimisation ou la culpabilisation de toute la communauté dès lors que la religion est attaquée dans tel de ses rites ou utilisée dans tel crime terroriste.

Non, chez nous, il n’y a pas plus les musulmans que les chrétiens ou les juifs, mais un ensemble mouvant de personnalités très diverses à tous points de vue, dans leur immense majorité toutes attachées au respect des droits humains, ni meilleures ni pires que les autres citoyennes et citoyens de nos démocraties. Et espérons-le, des personnalités qui puissent toujours se réunir autour d’un idéal que la gauche a toujours eu à cœur de défendre, la liberté de penser, de critiquer, de croire ou de ne pas croire.

Nicolas Rousseau

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