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Dans le forum libre de ce numéro, je poursuis la tâche que j’ai annoncée en préambule de mon article sur «La science moderne» du n° 1 de février 2021, suivi de l’article sur «Fonctionner n’est pas exister» du n° 5 d’octobre. Aujourd’hui mon chemin est balisé par Roland Gori, psychiatre-psychanalyste et figure centrale de l’association L‘appel des appels1.
La mathématisation du réel («la science soumet le réel à son filtre») va de pair avec les constructions techniques en face de l’humain (le monde perd sa familiarité, l’humain n’est plus au milieu de son monde). Fonctionner qui remplace exister est devenu un mode de penser nécessaire pour modéliser des objets (et des êtres) dits productibles, calculables, numérisables. Comprendre un phénomène du monde consiste dès lors à écrire la procédure qui le produit (comment ça doit fonctionner). Cela veut dire définir les règles et les actes à suivre et à effectuer pour produire le résultat. Les procédures sont écrites, fixées sous forme de protocoles. Elles poussent à l’automatisation des gestes, font obstacle à tout imprévu, toute hésitation, tout espace de liberté, donc à toute créativité.
L’acteur a pour injonction d’actualiser les compétences et habiletés attendues, voire exigées. Il n’a plus à décider, ne s’implique plus réellement comme acteur de son action; il suit et se soumet au protocole. Les procédures et protocoles sont des dispositifs formels pour calibrer, conditionner, normaliser et contrôler des activités humaines et sociales (soigner, enseigner, aider) sous prétexte de bonne gestion, de temps gagné, de commodité. Ainsi les normes liées au travail sont insensiblement intériorisées par les professionnels et même transférées dans leur existence extra-professionnelle.
Les citoyens sont peu à peu conditionnés, mis en conformité avec ce que la société néo-libérale (règles du marché) attend d’eux. Ils s’y adaptent, c’est-à-dire adoptent les types de réponses dictées dans les multiples champs sociaux qu’ils fréquentent. Les règles s’immiscent dans la vie des individus et leur dictent un style de vie, un système de dispositions à penser, se représenter et agir conformes à la doxa sous-tendue par ces règles.
Suivre une procédure ne révèle rien du contenu, du sens et de la qualité de l’activité. Peu importe, l’évaluation ne portant que sur la forme, elle permet de comptabiliser, diagnostiquer et surtout encadrer, réguler, contrôler donc gérer, administrer et assurer des certifications et des accréditations qui ensuite contraignent et normalisent des institutions, des existences, des individus mis ainsi en concurrence. L’évaluation colonise tous les champs sociaux.
Ce qui vaut se résume à ce qui fonctionne, ce qui aboutit au résultat, au prix du résultat. Le vrai, l’objectivité ne sont que formels (un chercheur est évalué au nombre de ses articles parus dans une revue scientifique certifiée, peu importe la qualité du contenu des articles). Le formel correspond aux apparences (comme preuve d’un événement on n’entend plus le récit fait par un acteur qui l’a vécu en chair et en os, cependant on accepte la photo (forme cristallisée) du résultat de l’événement en question). Suivant cette rationalité formelle et instrumentale, les problèmes sont abordés, par les fameux experts, sous l’angle de la raison calculatrice et technique. Nul besoin de les comprendre, il suffit de les résoudre (quitte à produire, en ce faisant, d’autres problèmes!). Selon cette méthode, tous les problèmes, même humains et sociaux, sont considérés comme (bio)mécaniques.
Aujourd’hui la définition d’information, qui voulait dire donner une forme (mettre en récit), est oubliée. La conception post-moderne de transmission de données sous formes de signaux numériques efface la subjectivité et l’intériorité du sujet-émetteur dès lors comparable à une machine. Ce qui se capte, se stocke et se traite est considéré comme objectif (mais d’une objectivité formelle!) La parole laisse place aux masses de données reproductibles et standardisées.
Dans le monde post-moderne, la parole et le langage sont considérés comme subjectifs, c’est-à-dire entachés d’erreurs, d’incertitudes, de doutes, de questionnements liés à l’humain non rationnel.
Le savoir qui n’est pas traduisible en quantité d’informations sans ambiguïté n’est pas utilisable, donc pas utile. Acquérir du savoir devient apprendre des compétences et des habiletés cognitives et sociales, ainsi que disposer de modes d’emploi de protocoles (et il existe aussi des protocoles pour penser tel ou tel objet… à la mode!). Le langage n’est vu que comme un instrument de communication (d’informations) d’un émetteur à un récepteur. Il n’est donc pas lié à la pensée de sujets intentionnels.
Du reste, dans ce contexte, le penser est surnuméraire. Ni lui ni le langage n’ont plus de finalité propre. Les problèmes soulevés et pensés par les intellectuels d’hier sont saisis et traités techniquement par les experts d’aujourd’hui (les spécialistes de résolution de problèmes).
Il est important de comprendre qu’un individu placé devant des procédures à effectuer selon des règles et des normes prédéfinies et dont le fonctionnement est assimilé à une addition de compétences et d’habiletés (éléments d’actions et d’émissions) extérieures, cet individu n’a ni expérience vécue, ni intériorité, ni intentionnalité. Il a seulement un comportement ou il faudrait dire: «ce n’est qu’un comportement», car le sujet n’est qu’une fausse apparence (expropriation subjective).
Margaret Zinder
chercheuse en sciences humaines et sociales