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Février 2021
La science moderne
Auteur : Margaret Zinder

J’aimerais, dans les forums libres successifs de l’essor, tenter de comprendre la complexité, voire la cohérence (même si elle est absurde!) de notre monde actuel. Celles-ci me semblent être tissées autour d’outils de pensée et de traitement dominants. Mon chemin est aujourd’hui balisé par un mathématicien-philosophe:
Olivier Rey: Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine. Paris, Seuil, 2003.

L’orientation de la science moderne va de la réflexion rationnelle au réel [qu’elle] soumet à son filtre.
– (p. 82)

C’est depuis Galilée que l’on a déclaré la nature soumise aux lois mathématiques. La science moderne a débuté avec l’idée que l’intelligible ne s’apprend pas de ce qui est visible mais fait voir celui-ci dans sa vérité. Les idéestraces de Platon furent présentées comme assurant le passage entre le visible et l’intelligible; elles permettraient à la pensée idéelle de saisir le visible dans son essence. Le visible est intellectualisé au départ. Pour la science moderne héritière de la Chrétienté pour qui le monde a été créé, celui-ci contient des choses déjà produites sous-tendues par une structure. Et ce sont les mathématiques qui vont permettre de mettre à jour cette structure. Elles précèdent toute expérience sensible; le sujet ne fait plus l’expérience du monde, il expérimente en intégrant les choses dans une construction mathématique.

Un état d’esprit libre et curieux a mis en danger l’Église, son autorité spirituelle et la notion de vérité révélée. La dispute entre science et religion aboutit à une répartition des tâches: la religion répondrait aux soucis de l’âme et du rapport à Dieu, la science donnerait des réponses aux problèmes de l’humanité.

Les parfums sont devenus des molécules se fixant sur les récepteurs sensoriels des parois nasales; les couleurs une excitation sélective des neurones visuels…; les sons des ondes élastiques qui font vibrer les membranes de l’oreille interne. Parfums qui ne sentent pas, couleurs sans couleurs, sons muets… la familiarité avec le monde… est nulle.
– (p. 89)

À l’époque moderne, caractérisée par l’accès à l’existence individuelle, indépendante, libérée de la tradition, on veut penser selon son entendement et en se basant sur les faits. Mais le revers de cette émancipation est que chacun se retrouve seul, isolé, différencié de tout environnement, ayant perdu le lien avec le monde. Il faut trouver une issue à la souffrance de l’individuation. La science répond aux aspirations des classes montantes qui remettent en cause l’ordre établi et elle se présente à l’individu autonome et seul comme un support, un ordre et la promesse d’une maîtrise. Il est dès lors possible de voir le monde réorganisé «sur des bases rationnelles… les lois de la nature» (p.115). La science invite donc à la poursuite et la fuite dans l’action, lesquelles colmatent la séparation, puisque la science reconstruit opératoirement le monde et y résorbe sujets et choses. Mais il faut que la science ne doive rien à personne, pas à l’intellect donné par Dieu à l’individu: le raisonnement est juste parce que les faits empiriques sont une nécessité et lui donnent raison! La science soumet le réel à son filtre: la physique envisage le monde de façon mathématique; quand il étudie la nature, l’homme s’exprime en langage mathématique et pense en mathématique.

La physique moderne ne connaît, constitutivement que des succès – puisqu’un phénomène ne sera réputé en relever que dans la mesure où précisément on a pu en donner un modèle mathématique satisfaisant.
– (p. 184)

L’identité entre l’action de tracer (démontrer) et la figure tracée (le cercle, le carré) (p.167), puis la stabilisation et l’objectivation dans une équation correspondante par l’écriture imprimée, consacre l’indépendance de l’objet mathématique (p. 169). Si les objets mathématiques procèdent de l’action dans le monde, on peut concevoir un lien entre les mathématiques et le monde empirique: le phénomène de la chute des corps fut mathématisé. On peut dès lors partir de la mathématicité, de la possibilité de rendre compte des objets empiriques par une théorie. Pour ce faire, les objets sont sélectionnés, définis et façonnés, fondus dans les formes mathématiques pour qu’ils soient accessibles au calcul. Ils ne s’expliquent pas par eux-mêmes, ils perdent leur intériorité, répondant à des causes extérieures et se confondant, se résorbant dans les schèmes opératoires; «le phénomène est assimilé à son mode de production» (p. 177). Et comme le monde est intéressant dans la mesure où il peut être mathématisé, «la science choisit et élabore [les objets] para-mathématiques qui donnent prise à ses méthodes» (p. 184). Et il est ici extrêmement important de le souligner: le regard, le choix et la sélection des scientifiques sont dès lors oubliés. «Un objet n’accède à un préjugé d’existence que lorsqu’il est susceptible d’une approche scientifique et une existence véritable que lorsqu’on a su le transformer en objet scientifique…[donc] en même temps que la science progresse ce qui lui échappe se trouve plus ou moins refoulé» (p. 185).

Un et un peuvent rester côte-à-côte durant la perpétuité des temps, ils ne seront jamais deux si une intelligence n’opère pas l’acte de les ajouter.
– (p. 200)

Reste que toute théorie est élaborée, se développe selon une pensée. Mais une fois le résultat obtenu, la réflexion et les questions d’un sujet, y compris le sujet lui-même, qui ont présidé à la théorie, sont aussi oubliés. La science réussit ainsi à remplacer complètement la réalité par sa reconstruction théorique. Les sujets qui voudraient comprendre en sont empêchés; «le sujet n’est plus sollicité… le «sens» s’est volatilisé… le chaud ou le froid, le rapide ou le lent mettent en jeu le sujet. Une température, une vitesse non» (p.190-191). A vouloir ne retenir que les faits sans implication du sujet, l’homme positiviste se trouve seul face à ses propres constructions et non dans un monde familier qui l’entoure. Il se trouve partout à la fois et nulle part.

Pourtant, «il n’y a pas de connaissance du monde sans interaction avec lui» (p. 211).

Margaret Zinder
Chercheure en sciences humaines et sociales

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