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Avril 2020
Attention danger!
Auteur : Emilie Salamin-Amar

Je n'arrive pas à comprendre comment j'ai pu en arriver là. Me voilà dans de beaux draps à présent! Je n'ai fait qu'exprimer le fond de ma pensée, Monsieur le Procureur. Loin de moi l’envie de choquer l’assistance, et encore moins ceux que je considérais comme mes amis, je fais allusion à la partie plaignante. Je tenais juste à formuler quelles étaient mes idées sur cette question quelque peu litigieuse. Non, contrairement à ce que certains de vous auraient pu penser, j'étais à des années-lumière du blasphème. Vous exagérez tout de même! Jamais je n’aurais attaqué qui que ce soit. Et puis zut, si l'on ne peut plus donner son avis en société sans prendre le risque de se faire intenter un procès, être mis en accusation, alors à quoi bon réfléchir, se documenter, analyser? J’avoue nager dans l’incompréhension totale et j’ai du mal à saisir la finalité ou les enjeux de ce procès, Mesdames et Messieurs les Jurés.

J’ai juste osé donner mon avis

Il n’est pas en matière de littérature une seule opinion qu’on ne combatte aisément par l’opinion contraire.
– Anatole France

Pourtant, si mes souvenirs sont bons, il s'agissait d'un sujet banal, on ne peut plus bateau. J'aurais pu comprendre à la rigueur si d’aventure je m'étais lancée dans une diatribe philosophique dans laquelle j'excelle, il est vrai, ou au pire, si je m'étais embarquée sur un sujet quelconque de théologie que j'affectionne particulièrement, alors j'aurais pu comprendre la violente réaction de mes interlocuteurs. Mais, je ne visais personne en particulier. J'ai juste osé donner mon avis sur la chose. Et me voilà comme un capitaine à bord d’un navire en perdition qui est ballotté par les flots, telle une pauvre coquille de yoyo évidée qui part à la dérive.

Je ne cherche pas à me disculper, je n'ai aucun alibi à apporter pour plaider ma cause. J'ai simplement dit le fond de ma pensée sur ce sujet et j'estime en avoir la totale liberté. Avons-nous oui ou non un droit de parole dans ce pays? A moins que nous vivions dans une république bananière? Aurais-je blessé ou vexé quelques-uns d’entre vous? Si c’est le cas, j'en suis fort désolée, ce n’était pas intentionnel, mais comprenez que chez moi le fruit de mes pensées jaillit sans crier gare, uniquement lorsque je maîtrise un sujet, bien évidemment. Il m'est très difficile de me réprimer, de m'interrompre, ou d’abréger.

Si deux hommes ont toujours la même opinion, l'un d'eux est de trop.
– Winston Churchill

Disons que je suis une «jusqueboutiste», alors que ceux qui m’accusent aujourd’hui sont des «àquoibonistes». Je ne sais pas effleurer les sujets. Est-ce un crime? Mes réflexions fusent comme un jet à haute pression. Que vous dire? Les mots partent en wagons serrés, comme un tir de mitraillette. Je n’ai aucun contrôle sur eux. Serais-je coupable d’être trop réactive, trop rapide, d’avoir le sens de la répartie? Si je devais me réfréner, me contrôler, cela s'apparenterait à une forme d'autocensure et là, je mettrais mon existence en danger. Je risquerais tout simplement d'en perdre la vie. Alors, plutôt mourir que de me taire!

Auriez-vous peur des mots?

Vous qui me jugez de manière quelque peu arbitraire, je vous demande de faire preuve, pour une fois, de largesse d'esprit dans ce contexte particulier, et en général, pour la bonne santé mentale de toutes les personnes présentes dans cette assemblée et pour tous nos concitoyens qui suivront à la télévision ce que vous appelez le procès du siècle. Auriez-vous peur des mots? Ne me laissez pas entendre que vous seriez vous aussi des pusillanimes qui s’ignorent! Osez le verbe, que diable, utilisez votre verve! Sortez de cette vie insipide, de ces échanges stériles, un peu de piment dans les conversations entre amis, ça n’a jamais tué personne.

Avoir le courage de ses opinions, certes, mais à condition d'avoir des opinions courageuses.
– Robert Sabatier

Je sais que dans un pays totalitaire aujourd’hui disparu j’aurais probablement été déportée en Sibérie ou je ne sais quel autre Goulag. Mais cette époque est révolue. L’URSS n’existe plus. Le mur de Berlin est tombé, et le communisme dans certains pays a été balayé ou revisité. Mais, comment faire pour abolir ou gommer les frontières que nous avons tous, plus ou moins, dans nos têtes formatées? Comment faire pour annihiler le racisme, la haine de l’étranger? C’est bien par l’échange d’idées, en toute convivialité, que nous y arriverons un jour, je l’espère. Je refuse d’être une marionnette, Mesdames et Messieurs les Jurés, je ne tiens pas à être le clone de mon voisin. Je revendique le droit à réfléchir par moi-même. Personne ne m’obligera à avaler du prêt à gober. Oui, je revendique le simple fait d’exister avec toutefois mon cortège d’idées qui semblent vous choquer, pour ne pas dire, vous indisposer. Oui, je vous le répète haut et fort que je suis prête à risquer ma vie pour mes opinions qu’elles vous plaisent ou non.

Emilie Salamin-Amar

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