2024 | 2023 | 2022 | 2021 | 2020 | 2019 | 2018 | |||
2017 | 2016 | 2015 | 2014 | 2013 | 2012 | 2011 | |||
2010 | 2009 | 2008 | 2007 | 2006 | + 100 ans d'archives ! | ||||
Rechercher un seul mot dans les articles :
|
Fin 1902, Franz Kappus écrit à Rilke, lui envoyant quelques vers et lui demandant conseil. Un échange épistolaire s’établit entre les deux hommes et Kappus publie les Lettres à un jeune poète de Rilke en 1929.
Rilke souligne dans sa première lettre (17 février 1903), que la critique ne peut «toucher une Œuvre d’Art» parce que les œuvres d’art sont «indicibles». Il conseille à Kappus de renoncer à comparer ses écrits à d’autres ou à les soumettre à des regards extérieurs.
Rilke demande à Kappus de s’interroger, dans le silence et jusqu’au plus profond de lui-même, sur la nécessité qu’il ressent d’écrire. Rilke utilise l’impératif suivant: «Creusez en vous-même vers une réponse profonde… demandez-vous dois-je écrire?». Si cette réponse est un «je dois… construisez votre vie selon cette nécessité».
Dans presque toutes les lettres, Rilke revient maintes fois sur l’importance de la solitude. Pas seulement loin du «fracas des autres», mais surtout parce qu’elle seule permet d’atteindre l’intériorité de son être, là «d’où jaillit votre vie» écrit Rilke. La solitude dont parle Rilke ne consiste pas en un isolement du monde, mais en un être riche du monde auquel il est lié et qui entre en lui. Pourtant, il est amené à répondre à Kappus (le 16 juillet 1903) – lequel dit se sentir éloigné de ses proches – que la solitude, créant de la richesse intérieure et un vaste horizon, éloigne les autres et cause de la douleur à celui qui se projette loin. Celui-ci n’a alors d’autre choix que de renoncer à «être compris», (de) «ne pas torturer les autres de ses doutes, de chercher à établir avec eux quelque communauté simple et fidèle».
La confiance en soi-même est également mise en exergue par Rilke. Plutôt que de se fier aux analyses d’autrui, il explique à son destinataire que ses propres jugements sont étroitement liés à sa vie intérieure et vont «connaître leur propre développement intérieur, calme, non troublé» (lettre du 23 avril 1903). Rilke insiste sur la maturation, la genèse, l’accomplissement, l’attente, ce sur quoi nous n’avons pas de contrôle, un accouchement indépendant du temps mesurable.
La patience permet le mûrissement et l’acceptation des questions non encore résolues et plus encore de «vivre… (et) aimer les questions elles-mêmes» (16 juillet 1903). Et c’est en soi que l’on trouve «la possibilité de façonner et de former».
C’est encore la solitude qui, pour Rilke, permet d’éviter de se soumettre aux conventions. Les conventions ne sont que des aides pour résoudre les problèmes superficiellement («dans le sens de la légèreté»). Il invite Kappus, et nous avec lui, à «nous tenir à la gravité» (14 mai 1904). Rilke avertit que «l’amour est grave, difficile» et «l’amour d’un être humain à un autre… nous est imposé». Cependant, sur ce terrain, les conventions sont nombreuses: «Nulle région de l’expérience humaine n’est pourvue de conventions au même point: il y a là toute une variété d’inventions, ceintures de sauvetage, canots, flotteurs; si la conception sociale a su créer tant de sortes d’abris, c’est que, dès lors qu’elle inclinait à prendre la vie amoureuse comme un divertissement, elle devait lui donner une forme légère, peu coûteuse, sans danger, sans risque, comme sont les divertissements publics». L’amour au contraire exige une réponse «seulement personnelle», trouvée en soi-même, «de la profondeur de la solitude».
Pour Rilke, le mariage est l’une de ces conventions. Le rapport d’un individu à un autre doit être dénué de préjugés et sans modèle. Il prédit que «à travers douleurs et humiliations», l’humanité de la femme «verra le jour quand… elle aura dépouillé les conventions du n’être-que-femme…». «Un jour la jeune fille sera là, la femme sera là, et leurs noms ne voudront plus seulement dire opposition au masculin, mais quelque chose pour soi». La façon de vivre l’amour sera alors transformée, comme une «relation d’humain à humain, non plus d’homme à femme».
A l’évocation de ses tristesses, Kappus reçoit les réflexions de Rilke (14 août 1904) mettant l’accent sur la réception, l’acceptation et l’attention à tous les types de troubles, sentiments, ressentis qui peuvent assaillir son être. Toute nouveauté et étrangeté («l’inéclaircissable») demandent à être accueillies comme faisant partie de l’existence, du destin de l’individu. Etre «solitaires», «attentifs», «silencieux», «patients», «ouverts» dans la tristesse permet que le nouveau entre en nous et que nous en prenions possession; c’est cela qui constitue «notre destin». Rilke nous apprend que le destin n’arrive pas aux hommes du dehors, au contraire, il «sort des hommes». Et le travail de constitution de son destin consiste à accueillir, dans la solitude attentive, «toute espèce de trouble, de douleur, de mélancolie» afin d’accepter son existence «aussi largement qu’il se peut».
Il ne s’agit pas, dans l’idée de Rilke sur la créativité, de ce qu’on nommerait aujourd’hui, en langage psychologique, la «motivation» à écrire! Rilke comprend la créativité comme une nécessité vitale, voire comme sa vie mise à l’épreuve. La créativité dépasse l’écriture, devient un style de vie, une posture existentielle consistant à se libérer des conventions, se réaliser pleinement dans le silence, la solitude, l’ouverture, l’attente, l’attention et l’acceptation de tout ce qui peut advenir. Notre destin naît et croît en nous et de nous.
Margaret Zinder