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Août 2018
Entrer dans la société de l’après-croissance
Auteur : Gilbert Rist
Gilbert Rist est professeur émérite de l’Institut des hautes études internationales et du développement (HEID, ex-IUED) à Genève. Il a dirigé le Centre Europe-Tiers Monde et collaboré avec l’Université des Nations-unies. Il est notamment l’auteur de Développement. Histoire d’une croyance occidentale (4e édition, 2013), de L’Economie ordinaire entre songes en mensonges (2010, Presses de Sciences Po) et de La Tragédie de la croissance. Sortir de l’impasse (2018, Presses de Sciences Po).
Paysage urbain
Crédit image: Respire asbl

Les abeilles sont malades, les oiseaux se font rares, les glaciers fondent, les pesticides nous empoisonnent, le pétrole n’est pas éternel, les poissons sont pêchés avant de pouvoir se reproduire, le climat se réchauffe, les cyclones se multiplient, la biodiversité disparaît. Nous le savons mais ne voulons pas y croire. Car en même temps, les politiques économiques s’efforcent de relancer la croissance, de stimuler les nouvelles technologies, d’accroître les rendements agricoles grâce aux OGM ou de développer les plantations d’huile de palme indispensable à nos biscuits ou aux biocarburants, pour ne prendre que ces exemples.

Que faire? Persévérer sur notre lancée, celle du confort progressivement conquis et de nos habitudes de consommation, ou nous arrêter pour réfléchir et peut-être changer? La question se pose au moins depuis la publication, en 1972, du Rapport au Club de Rome intitulé (en français) «Halte à la croissance ?» 1. Elle connaît un regain d’intérêt dans le monde francophone depuis que le slogan de la «décroissance» a été lancé en 2002 par le «Réseau des objecteurs de croissance pour l’après-développement» (Rocade). Face à l’obsession de la croissance qui caractérise les politiques économiques, il fallait frapper les imaginations. Or, se borner à promouvoir la décroissance est trompeur pour plusieurs raisons: d’abord, il ne suffit pas de faire le contraire de ce que l’on considère comme «faux» pour faire «juste». Ensuite, en concentrant l’attention sur la réduction de la consommation, on s’empêche de penser la «décroissance réelle» des ressources fossiles, de la biodiversité, des terres arables, etc. Enfin, on s’offre à la raillerie facile: «Jusqu’où voulez-vous décroître? Pour retourner à la lampe à pétrole ou à la bougie ?» Malgré les reproches que l’on peut lui adresser, le slogan a heureusement permis d’agiter l’opinion et de lancer le débat. Or celui-ci est fondamental.

Pour préparer l’après-croissance, il convient d’abord de comprendre à quoi elle s’oppose fondamentalement. «Celui qui croit qu’une croissance infinie dans un monde fini est possible est soit un fou soit un économiste 2.» Je serais tenté d’ajouter: «ce qui revient au même…». En effet, la «science» économique se fourvoie dramatiquement car elle ne distingue pas entre les stocks qui existent en quantité finie (les produits fossiles, les minerais) et les fonds qui se reproduisent à condition d’être entretenus (tout ce qui est vivant: des pommes de terre aux vaches ou aux poissons). En effet, pour un économiste, seul compte le prix du marché, peu importe l’origine du produit. Pour le dire en termes savants, la «science» économique ignore l’entropie, c’est-à-dire le fait que, dans un système clos, l’énergie-matière se dissipe irrémédiablement: à la différence du grain de blé que l’on peut replanter, l’essence que consomme ma voiture se transforme en gaz non seulement nauséabonds mais surtout non recyclables. Voilà pourquoi il convient de revoir entièrement les présupposés erronés de la théorie économique car la plupart des problèmes environnementaux en découlent. En termes simples, cela signifie que nous vivons au-dessus de nos moyens en dilapidant les bijoux de famille.

D’où l’importance de limiter l’emprise du marché car la croissance consiste d’abord à transformer la nature et les relations sociales en biens marchands. Ce qui était autrefois gratuit est désormais payant. Le «développement» a commencé avec la possibilité de vendre et d’acheter la terre, puis en généralisant le travail salarié. Aujourd’hui, les semences sont protégées par des brevets, nos données personnelles, enregistrées sur nos ordinateurs ou nos «cartes de fidélité», sont vendues à des officines qui en tireront profit, il faut payer pour accéder à la plage, et il existe un marché pour les «pièces de rechange humaines» (foie, cœur ou poumon), etc. On peut s’en offusquer, mais c’est bien ainsi que le marché colonise progressivement les ressources naturelles et la vie sociale pour relancer la croissance et promettre le bonheur. Même si l’on sait que la croissance économique résulte d’abord des mesures prises pour lutter contre les nuisances que nous produisons, qu’elle n’apporte aucun bien-être supplémentaire et qu’elle accroît considérablement les inégalités.

À partir de là, les manières de renoncer aux séductions de la croissance et du marché sont nombreuses: elles vont de la création de «communs» (pour l’eau, l’électricité, les soins ou l’éducation, par exemple) aux refus (de l’avion, de la voiture, des fruits et légumes exotiques, des supermarchés, de la publicité) et aux initiatives collectives (soutien à l’économie sociale et solidaire, création de jardins potagers urbains, achats à la ferme, recyclage, isolation des bâtiments, relocalisation de la production, etc.) à quoi l’on peut ajouter des mesures plus draconiennes comme la carte carbone individuelle qui permet de réguler – à l’échelle nationale – l’empreinte écologique individuelle 3.

La lutte contre les dégâts de la croissance et pour la sauvegarde de la biosphère est éminemment politique. Elle remet en question nos manières de vivre et de penser. Elle s’oppose à de puissants intérêts commerciaux, financiers et personnels. Pour y faire face, il faut renforcer les réseaux d’objecteurs de croissance et construire des argumentaires qui expliquent pourquoi, dans de nombreux domaines, «moins, c’est mieux!». Mais l’appel à la raison ne suffira pas car ce sont nos affects et nos habitudes qui sont en jeu. Certains n’hésiteront pas à utiliser la violence pour défendre leurs privilèges de consommateurs. À cela aussi, il faut se préparer.

Gilbert Rist


  1. Donella Meadows, Dennis Meadows, Jorgen Randers and William W. Behrens III (eds), The Limits to Growth, New York, Universe Books. Le titre interrogatif de la version française reflète probablement la difficulté de remettre en question la croissance à la fin des Trente Glorieuses. D’où l’oxymore ridicule de «croissance négative» inventé par les économistes.
  2. La formule est attribuée (sans véritable preuve) à Kenneth Boulding.
  3. Mathilde Szuba, «Le rationnement, outil convivial», Gouverner la décroissance, Politiques de l’Anthropocène III, (Agnès Sinaï, Mathilde Szuba, dir.) Paris, Presses de Sciences Po, 2017, pp .95-118.
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