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Dans les trains, les bus, les restaurants, les cafés, partout des êtres, le nez plongé sur leur «smartphone», écouteurs aux oreilles, communiquent ailleurs, ignorant ceux qui les côtoient. «T’es où», disent-ils à leur correspondant, et nous, qui les voyons et entendons leur conversation, leur sommes invisibles. Pourquoi ces nouvelles façons de communiquer nous semblent-elles, à nous qui ne sommes pas vissés à ces petits écrans, un fléau? Est-il faux de penser que la communication doit se faire ici, avec ce voisin proche que nous n’avons souvent pas choisi? L’emploi du «smartphone» doit-il rester une activité «privée»? Il me semble plus intéressant de se demander pourquoi, même si je ne sais y répondre, à de nouvelles «technologies», correspondent de nouveaux comportements.
Déjà, l’apparition de l’écriture, première technique de stockage et de diffusion de l’information, avait créé la méfiance: certains y décelaient «l’oubli dans les âmes de ceux qui l’auront acquise, par la négligence de la mémoire» (Phèdre de Platon). Et de fait, la mémoire a trouvé un support extérieur au corps humain, permettant à l’homme de faire face à la complexité grandissante des tâches de l’Etat (informations, comptes, commerce, codification des lois, etc.). Comme aujourd’hui, mais pour la première fois dans l’histoire, il n’est plus besoin de tout apprendre par cœur, l’intelligence devient plus libre et l’étude de textes écrits, plus abstraite et rationnelle, donne du recul par rapport à la création. L’écrit a pour effet de transformer, outre l’organisation d’un Etat, la transmission et l’acquisition du savoir. Mais aussi de faire surgir lesdites «religions du Livre», monothéistes – ce qui n’est pas rien dans l’histoire de la civilisation islamo-judéo-chrétienne!
XVIe siècle: l’imprimerie. Nouveaux cris d’orfraie! Nouveau «fléau»: la bible de Luther, première communication de masse, brise la domination de l’Eglise romaine catholique. Nouveaux changements: il est d’autant moins nécessaire d’apprendre par cœur des textes confinés dans quelques rares bibliothèques que tout ouvrage est multiplié en un nombre infini d’exemplaires. Le savoir de l’Antiquité est redécouvert, le développement des sciences débouche sur la science expérimentale. Etat, droit, commerce, échanges, organisation de la société prennent une extension nouvelle. Par la lecture, bien qu’apanage d’une élite urbaine (infime minorité de la population mondiale, les citadins représentent 3,4% en 1800, 15% en 1900), le savoir se démocratise.
XXe siècle: apparition de l’ordinateur et du téléphone, portatifs dès les années 1980. Tout change à nouveau. Banques de données et moteurs de recherche permettent de communiquer en temps réel en tous lieux, donnent accès à tout: plus besoin de se déplacer dans des bibliothèques, développement des «conférences en ligne», etc.: le monde est à disposition sur ce petit écran que l’on tient dans les mains. La mémoire est expulsée de nos pratiques: tout se retrouve en un seul clic. Les sciences «dures» progressent grâce à des calculs impossibles à réaliser par un seul homme. Michel Serres parle à ce propos «d’externalisation des facultés cognitives»: l’ordinateur devient un outil de pensée.
Une population née dans les années 1990, parfaitement à l’aise avec cet appareil tenu en main comme un appendice, l’utilise à tout propos et tout le temps, dans un brouhaha continu. Cette génération communique avec des amis dans le monde entier, par mail, SMS et téléphone, travaille partout, son «bureau» dans la poche! Et les anciens s’affolent et regrettent un passé où, dans le silence des salles d’école, des enfants sages apprenaient leur table de multiplication! Enfin, extraordinaire basculement, par le biais du «smartphone», la parole supplante l’écrit – dont l’apprentissage tend à disparaître. D’autant plus démocratique devient l’accès à l’information, mobile et rapide, aussi improbable par sa diffusion que par ses effets: pétitions, réseaux sociaux, «blogs», rendent compte de faits dont nous n’aurions autrement pas connaissance: c’est indiscutablement un progrès. Changement donc des manières de vivre ensemble, d’apprendre, de se mouvoir dans un monde «virtuel», où les utilisateurs, hébergés sous forme d’«avatars», travaillent, échangent, agissent, jouent.
T’es où, t’es qui – ubiquité, métamorphose: voilà ces nouveaux petits dieux, desquels nous devrions apprendre ce qu’ils ont gagné avec l’informatique, au lieu de pleurer ce que nous avons perdu! Parce que, attention, les discours passéistes relèvent souvent de l’incompétence! Max Planck disait: «Une théorie nouvelle ne triomphe jamais. Ce sont ses adversaires qui finissent par mourir!» Et mon grand-oncle avait raison de rappeler: quand j’entends «moi, de mon temps», je sors mon fusil!
Cela n’empêche pas de s’interroger: dans cette immense messagerie qu’est devenu le monde, comment ce nouvel usager d’informatique va-t-il rencontrer le «hors-réseau»? Comment, partout repérable tel un prisonnier muni du bracelet électronique, va-t-il trouver un espace non surveillé? Comment va-t-il déjouer la pensée unique? Comment va-t-il résister à la publicité, aux manipulations de l’information, à la diffusion de fausses nouvelles? Comment, incarné virtuellement par un code numérique sur les sites Internet, saura-t-il retrouver son corps? Parviendra-t-il, une fois maîtrisée la fascination qu’exerce sur lui ce petit écran, à être un individu libre, personnel et unique au monde?