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Avril 2016
La présomption d'innocence en échec
Auteur : Jacques Secretan

En matière de justice, mon expérience pratique se limite à une dizaine d'affaires, auxquelles j'ai consacré beaucoup d'énergie et surtout de temps. Aux Etats-Unis, en Amérique du Sud, mais aussi en Italie et en Suisse. A chaque fois, un même paradoxe a joué un rôle important: au lieu d'être considéré innocent jusqu'à preuve du contraire, le suspect a pâti du préjugé inverse. Un paradoxe d'autant plus terrifiant que pour la plupart des gens, juges et jurés inclus, il demeure invisible.

Aborder sous cet angle la présente réflexion sur la justice, c'est se focaliser sur des cas particuliers: ceux où l'erreur judiciaire a pu se produire. Ceux que j'évoque ci-après, malheureusement, n'ont rien de fantaisiste. La présomption de culpabilité ne s'y est pas glissée subrepticement. Elle n'est pas le fait d'un aveuglement volontaire. Tout au contraire, elle procède d'une conviction forte, celle de faire son devoir en condamnant un dangereux individu. Dans de tels cas, c'est bien une impression, subjective, qui tend à reléguer au second plan un principe fondamental du droit: celui du doute qui doit profiter à l'accusé.

Le risque d'erreur judiciaire est toujours là lorsque deux versions antagoniques s'opposent. Toutes les affaires sur lesquelles j'ai enquêté, en tant que journaliste, ont cette particularité. C'est un choix lié au fait qu'il y a potentiellement une personne innocente derrière les barreaux, avec ou non un risque d'exécution. A ce jour, trois de ces personnes ont été reconnues innocentes, quatre autres devraient ou plutôt pourraient l'être dans les mois ou les années à venir.

Un jugement trop prompt est souvent sans justice. Voltaire

Deux hommes enfin complètent «ma» liste. Deux hommes que j'ai bien connus, autant que faire se peut derrière une vitre à l'épreuve des balles. Il s'agit de Jaime Elizalde, qui a été exécuté au Texas, le 31 janvier 2006. Et de Robert Garza, qui a connu le même sort, dans le même Etat, le 19 septembre 2013.

Les jurées et les jurés qui ont condamné Jaime Elizalde n'ont délibéré que trente-huit minutes pour le déclarer coupable. «On a deux témoins, c'est un gars dangereux. Il a tué deux fois.» Un tel cas est typique d'une condamnation prononcée sans preuve fiable, mais de bonne foi. Faute d'avoir pu comprendre que les témoins de l'accusation étaient membres d'un gang rival de celui de l'accusé 1.

Une situation similaire s'est présentée dans le cas de Robert Garza, exécuté pour le meurtre de quatre dames qui ont été mitraillées dans une voiture, à quelques kilomètres de la frontière mexicaine, au sud du Texas, dans la nuit du 2 au 3 septembre 2002. Le jeune Garza avait dix-neuf ans. Il n'était pas sur les lieux. Et à son procès, le seul témoin de la fusillade n'a pas pointé son doigt dans sa direction quand le procureur lui a demandé s'il reconnaissait l'un des assassins dans l'enceinte du tribunal.

Une injustice commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde entier. Martin Luther King

Le problème, c'est que pour les jurés, le jeune Garza avait passé plus de temps en prison qu'à l'air libre entre douze et dix-neuf ans. Dans ces conditions, c'est sa dangerosité potentielle qui l'a emporté sur les faits. Dans de telles situations, l'accusé tend à être vu comme coupable dès son entrée dans la salle du tribunal. Un tel handicap s'aggrave évidemment lorsque la défense ne fait pas le poids. Robert Garza, comme d'autres, en a payé le prix fort: son avocat commis d'office n'a pas cité un seul témoin, même pas sa propre mère, pour tenter de lui éviter la peine capitale. Sous prétexte que cela n'aurait rien changé 2.

En Suisse comme ailleurs, la justice peut dysfonctionner d'une manière similaire à ce qui a été décrit ci-dessus. Et pour les mêmes raisons. Quand la conviction, fût-elle «absolue» aux yeux de celle ou de celui qui la fait sienne, se substitue à la preuve, l'accusé d'un crime peut tout à fait être innocent, sans que le tribunal ne lui accorde le bénéfice du doute.

En pays de Vaud, deux affaires récentes ont présenté les caractéristiques «classiques» d'une potentielle erreur judiciaire: l'affaire Légeret, consécutive à la mort de deux dames âgées et à la disparition d'une troisième, constatées à Vevey en janvier 2006, et l'affaire Ségalat, déclenchée par la mort jugée suspecte de la belle-mère du généticien français Laurent Ségalat, survenue en janvier 2010, près de Morges. Dans les deux cas, l'accusé s'est toujours dit innocent, et sa condamnation a tenu à des indices et non à des preuves tangibles. Basé sur des hypothèses, le scénario de l'accusation l'a emporté lors de deux procès distincts dans le premier cas, et à l'issue d'une audience d'appel dans le second 3.

Qu'il soit composé de juges ou de jurés, ou de formules panachées comme la justice suisse en a connues jusqu'à l'adoption du nouveau Code de Procédure Pénale en 2011, aucun tribunal n'est à l'abri de l'erreur. A défaut de preuves ou d'aveux corroborés, l'intime conviction est une arme à double tranchant. Avec en sus un facteur à ne pas perdre de vue: la difficulté d'acquitter un homme ou une femme qui a passé des mois et parfois des années en prison préventive. Dans le cas de François Légeret comme dans celui de Laurent Ségalat, l'attente du procès aura duré plus de deux ans. Difficile, très difficile même d'apparaître comme potentiellement innocent, après tout ce temps… et tout l'argent dépensé pour aboutir au procès.


1 Le film de 26 minutes que j'ai réalisé en 2004, au Texas, reste accessible sur Internet, notamment à l'adresse www.life-on-edge.info

2 Les derniers chapitres de Une mère innocente condamnée à mort aux Etats-Unis, Favre, 2011, sont consacrés aux affaires Elizalde et Garza.

3 Voir Le procès Ségalat, 2012
et L'affaire Ségalat – Une condamnation bâtie sur du sable, 2015, aux Éditions Mon Village.

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