Cet article est une contribution
tardive au forum qui portait sur
Les Dérives totalitaires,
paru dans le numéro précédent.
Les courants politiques qui circulent dans notre ciel helvétique sont habituellement conformes à notre météorologie de zone tempérée froide, c'est-à-dire modérés dans leurs objectifs et dans leurs effets. On se méfie particulièrement des propos teintés d'extrémisme rouge ou noir et d'actions ciblées avec un vigoureux ostracisme qui trouble les – bonnes – consciences. Celles-ci n'ont-elles pas coutume de se référer à l'adage bien connu «tout ce qui est exagéré est insignifiant», donc au bon sens des citoyens et citoyennes. Pas question de céder au charme étoilé des sirènes d'un large espace communautaire ou à la pression xénophobe issue de la mondialisation. On se veut accueillant, voire bienveillant... a priori, seulement attentif à préserver notre cadre de vie, nos convictions et nos coutumes, notre climat social et sécuritaire, le tout conditionnant notre sereine prospérité.
C'est précisément ce conservatisme déjà échaudé par la crise économique actuelle et récemment alerté par l'émergence d'une religion antagoniste aux autres croyances, donc à nos convictions chrétiennes, qui a favorisé la forte poussée d'une droite éprise de notre particularisme et de ses vertus. Ce mouvement drapé des couleurs nationales a séduit nombre d'électeurs attachés – à juste titre – à notre forme de démocratie directe, à la paix confessionnelle et aussi sociale, au patrimoine et même à un environnement familier. En effet, les Suisses n'aiment guère tout élément dominant et se rebiffent contre les pylônes à haute-tension, les éoliennes sur les crêtes, les minarets et les têtes qui dépassent... Ils s'accommodent certes de leurs hauts sommets mais en réservent l'accès dans un souci de préservation. Et comme ils ont – c'est bien connu – l'amour des lois chevillé au corps, ils légifèrent au gré des majorités pour assurer leurs acquis et imposer des règles restrictives. En parfaite légitimité et dans le respect des libertés civiques auxquelles nous sommes attachés, excluant toute forme déguisée ou non de pronunciamiento.
Comme la voix du peuple n'est pas basée sur une improbable unanimité, c'est celle du plus grand nombre de suffrages exprimés qui en tient lieu. Cette arithmétique élémentaire donne souvent un reflet trompeur de la volonté populaire, par exemple lorsque la participation au vote ne dépasse pas le tiers des inscrits et que le résultat frise les cinquante et un pour cent des bulletins. Elle incite pourtant les tenants d'un parti ou d'un mouvement à recueillir le plus grand nombre de voix, principalement auprès de ses adhérents mais aussi parmi la masse des indécis avec des arguments-chocs et des mises en garde insidieuses sur des risques ou dangers courus. C'est précisément là que peut intervenir sous forme de slogans martelés ou d'affirmations tronquées les leviers qui troublent les esprits et emportent les convictions. Nationalisme ombrageux faisant appel au patriotisme et à l'identité sous menace, rejet à peine déguisé de toutes formes d'intégration (à usage interne ou externe), xénophobie ciblée sur des catégories et des ethnies à problème qui prétérite et même pénalise la majorité des immigrés. Le trait peut paraître peut-être trop appuyé, mais la méthode – qui n'est pas nouvelle, hélas – reste la même pour dresser l'opinion publique, désigner des responsables et faire le lit de l'autoritarisme.
L'Histoire moderne et contemporaine ne manque pas d'exemples d'un glissement plus ou moins rapide d'une opinion publique sincèrement démocrate vers des mesures discriminatoires sous de fallacieux prétextes: espace vital, défense des valeurs nationales en péril, sauvegarde des racines entraînant le mythe de la pureté de la race. On sait où cela peut conduire si l'on n'y prend garde, mais la population, mieux informée, est désormais vigilante et d'autant moins encline à suivre les faux prophètes et autres tenants d'un isolationnisme aussi stupide que dépassé. Contre une telle dérive, il y a d'ailleurs des garde-fous difficiles à enjamber. Par contre, les Etats victimes de coups de force portant au pouvoir des tyranneaux galonnés ou des «Leaders Maxima» auréolés en rouge vif montrent à l'évidence les périls qui guettent toujours le monde libre. Pas vraiment besoin d'un Parti des Pirates ou de Forces Spéciales embarquées pour identifier les prédateurs potentiels des droits populaires, et plus largement des droits de l'homme, et pour s'en prémunir. Le sursaut populaire tunisien, s'il est exemplaire, montre à l'envi combien il faut de temps et de vies humaines pour se débarrasser de cette dérive totalitaire.