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Octobre 2008
Distinguer entre voir et regarder
Auteur : Pierre Lehmann

La notion de «civilisation de l’image » – s’il s’agit vraiment d’une civilisation – m’incite à faire le procès de la publicité, de la télévision, des jeux vidéo et autres gadgeteries électroniques. Cette civilisation de l’image est un sous-ensemble de la civilisation économique fondée sur la croissance et le profit. A force d’être répétées, les images s’incrustent dans le subconscient et influencent le comportement et la consommation des gens, ce qui est précisément le but de la publicité. Il s’agit là d’une entreprise malhonnête qui utilise notre relation complexe à l’image pour nous persuader que nous avons envie de ce dont nous n’avons pas besoin.

Quand on parle d’image, il faut distinguer entre voir et regarder, de même que pour les sons il y a entendre et écouter. La différence tient à l’attention que l’on porte, à la volonté d’enregistrer, de prendre en compte. La plupart des images ne sont pas regardées, souvent seulement vaguement perçues. Il y a donc une sélection au niveau de la personne. Dans mon cas cela va jusqu’à détourner le regard quand il s’agit de la publicité dont le crétinisme me paraît insupportable.

Par ailleurs nous percevons des images que nous ne voyons pas avec les yeux, par exemple quand nous rêvons. Bien que la vue ne soit pas impliquée, nous reconnaissons des gens, des paysages, des objets. Certaines de ces images n’ont pas de Distinguer entre voir et regarder rapport avec une réalité vécue. J’ai souvent rêvé que je volais haut dans le ciel ou qu’il y avait des vagues hautes de centaines de mètres sur un lac ou la mer. Notre cerveau produit donc des images indépendamment de notre vision et même des images qui n’ont jamais été vues. Notre relation à l’image est donc complexe et n’est pas amenable à une explication scientifique. Il est par ailleurs remarquable que nous soyons capables de reconnaître une personne en une fraction de seconde sans aucun effort d’analyse.

Mais revenons au monde extérieur. Il est vrai que les médias sont aujourd’hui envahis par des images, simplement parce que la technique le permet. Dans ma jeunesse, les journaux c’était essentiellement du texte. Pour être lu, il fallait savoir écrire. La radio a ajouté les sons et la musique, à mon avis de manière exagérée. On interrompt des débats ou des interviews par de la musique, comme si on voulait éviter à l’auditeur une réflexion trop suivie. Avec la télévision, l’image est devenue prépondérante. Cela ne serait pas en soi négatif, n’était-ce la publicité. Cette publicité, souvent à la limite de la sottise, est même devenue indispensable au financement des médias. Il en résulte une crétinisation systématique des citoyens, l’image étant devenue le moyen privilégié pour transmettre un message sans faire appel à nos facultés cognitives.

Remarquons que la pub à la radio est moins néfaste, l’attention que l’on porte aux informations n’étant que peu perturbée par les messages publicitaires qui encombrent malheureusement les programmes. Quelqu’un m’a fait une fois la remarque que l’information télévisée s’oublie plus vite que l’information radiodiffusée, ce qui dénote une différence importante dans la manière d’enregistrer les messages. A mon avis, c’est la télévision qui a le plus contribué à établir la civilisation de l’image et… de la publicité.

Bien sûr que l’image et la pub se sont aussi répandues dans la presse. Au point que des journaux sont distribués gratuitement et donc financés uniquement par la publicité. C’est le niveau zéro du journalisme. Ces journaux sont feuilletés et jetés, en particulier dans les trains, et créent un problème supplémentaire de déchets.

Mais il y a aussi l’énorme développement de la bande dessinée qui illustre le besoin des lecteurs de stimuler leur imagination par l’image. Pourtant un roman peut être passionnant même sans illustration. Est-il nécessaire d’illustrer «Les Misérables»?

La multiplication des messages semble diminuer la réflexion et l’analyse critique. Pour sortir de cette impasse, il faut probablement revenir à la conversation directe. L’image étant alors celle de notre interlocuteur.

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