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Citadine depuis ma naissance, j’ai néanmoins vécu six ans à la campagne, dans une ancienne ferme acquise par mon grand-père en 1939. Cette maison était voisine des paysans chez qui mon père avait séjourné enfant, et où il s’est peu à peu initié aux travaux de la ferme. Petits, mes frères et moi avons également séjourné chez nos amis paysans – particulièrement lors des «vacances de pommes de terre». J’ai appris à traire, j’ai ramassé l’herbe à l’aube pour les vaches restées à l’étable lors des grandes chaleurs, j’ai donné à manger aux poules, aux lapins et aux cochons, j’ai accompagné le charretier à la laiterie avec les «boilles», et pendant les foins et les moissons, nous, les filles, portions le goûter aux hommes. L’un de mes frères s’initia lui aussi aux travaux de la ferme, et il apprit à conduire avec le tracteur. Bref, bien que citadins, nous avions appris à connaître ce monde si différent du nôtre, et nous l’aimions.
En 1966, mon père a hérité de cette maison et, dès lors, nous y avons passé presque toutes les vacances, été, automne, hiver et printemps, plus les week-ends. L’amitié bientôt centenaire qui nous lie à ces voisins est toujours vivante.
En 2012, accablée par la ville, le bruit, la foule et la pollution, j’ai décidé de m’installer dans cette maison. À ce moment, le village le plus proche n’avait déjà plus de bureau de poste, plus d’épicerie, plus de laiterie. Je ne conduis pas. Mais il existait encore un service public de minibus, à la carte, commandé par téléphone, qui nous menait de porte à porte comme un taxi. Ce Publicar fonctionnait 7 jours sur 7 en complément aux lignes régulières, et pour une surtaxe au tarif normal des bus de 3 francs. Les chauffeurs de ces Publicars étaient devenus des amis, et nous y rencontrions souvent d’autres passagers des environs, sans voiture ou trop âgés pour conduire. Hélas, en 2016, ce service public jugé non rentable a été supprimé dans la région.
J’ai donc beaucoup marché dans des paysages admirables, j’ai joui du silence et de la solitude, j’ai pu travailler dans des conditions idéales. Et j’ai appris aussi, grâce à mes voisins, à tailler, planter, soigner, arroser le jardin, reconnaître le chant des oiseaux, prévoir le temps en regardant le ciel, et comprendre que, pour les paysans, c’est lui qui commande! Pourtant, en 2018, je suis rentrée en ville. L’entretien de la maison et du jardin était devenu trop lourd pour moi, comme la solitude.
Ce long préambule pour dire mes quelques réflexions, suite à cet essai de «changer de vie».
Je l’ai bien constaté: ville et campagne sont deux mondes qui s’ignorent, ou qui se méconnaissent: en tous les cas, qui ont du mal à s’entendre. Les citadins sont nombreux à séjourner à la campagne en villégiature pendant la belle saison. Ils y cherchent la tranquillité mais, outre les moteurs des tracteurs et autres machines agricoles, le chant du coq les réveille, comme les cloches des vaches qui, l’été, passent la nuit dehors! L’odeur du purin étendu sur les champs les révulse, et en fin de compte, ils considèrent les paysans comme des rustres. L’idéal pour eux: soleil, parasol, et tout l’attirail de tournebroches et barbecues, grills et rôtissoires. Nombreux sont ceux qui, voyant le pré devant notre maison, disaient: mais pourquoi ne faites-vous pas une piscine? Nombreux aussi sont ceux qui au bout de quelques jours s’y ennuient: pas de cinémas, pas de restaurants, pas de théâtres, pas d’expositions, pas de cafés, pas de «délices d’ortolans».
Pluie, vent, brouillard les ramènent vite en ville, ou les poussent vers les pays du soleil, avec Easy Jet. En ville, trois gouttes d’eau: c’est un temps pourri. Mais à la campagne, trois gouttes d’eau peuvent être un don béni. La pénurie d’eau est à peu près inconcevable pour qui vit sur le bitume et travaille dans un bureau climatisé. La grande sécheresse de 2018 ne les a pas inquiétés, ignorant que, par exemple chez mes voisins, les réserves de foin étaient épuisées, et qu’il fallait en commander ailleurs (la France et l’Allemagne subissaient les mêmes déboires). Les bulletins météorologiques des médias illustrent bien cette folie urbaine: le ton est triomphant quand il y a du soleil et des températures élevées, quelle que soit la saison!
Le réchauffement climatique commence seulement à convaincre les citadins, qui pensent souvent que c’est une lubie de journalistes. Leur argument est que de tout temps, il y a eu des variations climatiques, donc, pas lieu de s’en inquiéter. À la campagne, on n’a pas besoin de lire des articles pour constater que la situation est grave. Moins d’oiseaux, insectes nouveaux (par exemple ces fourmis d’une taille insolite, apparues depuis peu dans nos forêts). Les bois sont envahis par les cyclistes tout terrain et les «joggeurs», souvent accompagnés de chiens sans laisse, ce qui perturbe les chevreuils: continuellement sur le qui-vive, ils font moins de petits. Enfin, on y trouve des poubelles, déchirées par les renards et autres animaux, pollution des villes déversée sans se soucier de cette nature, pourtant soignée par les garde-forestiers.
Autre constatation: en ville, à peine sorti de chez soi, on est envahi, outre par le bruit des voitures, par des mots: noms de rues, pancartes, enseignes, affiches, écriteaux, panneaux, cafés, publicité, etc. Tous les citadins ont continuellement devant les yeux des informations qui se gravent malgré eux dans la conscience: essayez de ne pas «dire» dans votre esprit le mot «pharmacie» quand vous voyez sa devanture éclairée d’une croix verte! En ville, tout est illuminé, porte un nom – tout est à lire. Cette pollution-là n’existe pas à la campagne. La nature livre ses propres messages, décryptables grâce à l’observation: les plantes ont soif, ou froid, la journée sera chaude, tel oiseau est apparu, tel autre a disparu. Cela m’a été très évident les premiers mois de mon retour en ville.
Le citadin a l’habitude d’avoir tout à portée de main. Il est vrai que pour moi, chercher du pain ou trouver un bureau de poste me demandait au minimum une heure et demie de marche. En ville, il me faut à peine cinq minutes pour acheter mon pain! L’abondance en ville reluit dans les vitrines. L’abondance à la campagne, qui ne se produit pas toutes les années, ce sont les fruitiers couverts de fruits, c’est la moisson réussie, ce sont les foins et les regains, qui sont les provisions de l’hiver.
En ville, dans la foule, l’anonymat laisse une grande liberté individuelle. A la campagne, malgré un isolement relatif, tout le monde se connaît, tout le monde est «surveillé». La grande majorité des citoyens vivent dans des boîtes, entassées les unes sur les autres. On s’accoutume au nombre, et aussi aux différences, alors qu’un «étranger» à la campagne est tout de suite repéré. Les maisons, à la campagne, sont plus spacieuses. Il y a de la place, et on a des armoires, lesquelles ont souvent plus de cent, deux cents ans. Dans les villes, où l’espace est si cher payé, c’est Ikéa qui fournit les «rangements». Pratiques, sans doute, mais moins d’un an après, les portes se coincent, deux ans après, il faut trouver des cales, etc. Donc on jette et on rachète.
Voilà, de mon point de vue, deux modes de vie très différents. J’ai eu beaucoup de chance de vivre ces six années acceptée dans «l’autre monde». Je n’ai pas de solution pour établir une communication égalitaire entre tous. Les nouvelles générations y arriveront peut-être, du moins ceux qui, paysans et citadins, se sont pris au jeu du bio, dans le souci partagé de la biodiversité et de l’avenir de la planète.
Dominique Jaccottet