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À Louise Schneider, militante bernoise, qui fut arrêtée à 87 ans pour avoir sprayé cette phrase sur la paroi de bois abritant le bâtiment en rénovation de la Banque nationale suisse.
Honneur à celle que les médias ont appelée «Spray-Grosi», la «mamie sprayeuse»! Avec courage civique, elle a su attirer l’attention publique sur l’implication financière de la BNS dans la fabrication d’armements. En effet, en 2017, cette vénérable institution a participé pour près de deux milliards de francs au financement de la production américaine d’armes nucléaires, alors même que la Suisse a signé le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires voté par l’ONU en juillet 2017! Et la BNS n’est de loin pas la seule à investir dans les armements: l’UBS, Crédit suisse, certaines banques cantonales. D’ailleurs, même nos caisses de pension et nos fondations placent, elles aussi, leur argent (notre argent, en grande partie…) dans ce commerce juteux.
En juin passé, le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) a déposé à Berne son initiative populaire «Pour une interdiction du financement des producteurs de matériel de guerre». Le peuple suisse aura donc à se prononcer (quand??) sur cette question. Aura-t-il le courage de Louise Schneider, ou se laissera-t-il terrifier par les scénarios catastrophe que les hommes d’affaire feront jaillir de leurs attachés-cases tels des boîtes de Pandore? Le doute est malheureusement permis…
Le jour même où le GSsA déposait son initiative à Berne, le pape François était en visite à Genève, et il aurait dit au président de la Confédération: «Faites ce que vous savez faire», appelant ainsi notre pays à faire valoir son expertise en matière de dialogue et de travail diplomatique, et à contribuer à «désamorcer les conflits dans le monde». Le pape était-il pleinement infaillible en émettant ce beau compliment à la Suisse? Ici, aussi, le doute est permis, et je soupçonne qu’Alain Berset, qui dit avoir beaucoup ri avec le pape, ne l’aura pas mis au parfum de ce qui vient de se discuter au Conseil fédéral…
En effet, depuis que Didier Burkhalter a quitté le Conseil fédéral, la majorité de celui-ci bascule en faveur d’un autre savoir-faire, jugé bien plus important, celui de la fabrication des armes. Il pourrait être mis en péril si l’industrie suisse des armements périclitait, et l’armée suisse a besoin d’une capacité technologique adaptée à ses tâches de défense et de sécurité. De plus, cela nous ferait perdre de précieux emplois. Enfin, la Suisse ne ferait que s’aligner sur la pratique des pays européens et deviendrait ainsi concurrentielle à leur égard. Voilà quelques arguments du Conseil fédéral pour promouvoir un assouplissement de l’ordonnance fédérale régissant l’exportation de matériel de guerre. Et un pas de plus vient d’être pris en août: la Commission de politique de sécurité du Conseil national soutient la proposition du Conseil fédéral (seule consolation: seulement à treize voix contre douze – la chose est donc encore très controversée!); en revanche, la commission de politique de sécurité du Conseil des États s’abstient de lui donner une recommandation. Le Conseil fédéral peut donc désormais dire s’il entérine sa décision de principe, prise en juin.
Les affaires avant les principes éthiques
La révision portera sur trois points: «le maintien de la base industrielle doit être pris en considération en tant que critère distinct dans la procédure d’autorisation»; «il doit être désormais possible, à titre exceptionnel, d’autoriser l’exportation de matériel de guerre vers des pays qui sont impliqués dans un conflit armé interne s’il n’y a aucune raison de penser que le matériel à exporter sera utilisé dans le conflit interne»; «la durée de validité des autorisations accordées doit être prolongée».
C’est ainsi qu’on fait passer les affaires avant les principes d’éthique. Et quelle hypocrisie dans le deuxième point! Quel peut être l’intérêt d’un pays impliqué dans un conflit armé interne à acheter des armements à coup de millions sans les utiliser dans le cadre de ce conflit? Et avec quels moyens pourra-t-on vérifier que cela ne se produise pas? D’ailleurs, la chose est avérée: à plusieurs reprises, on a pu retrouver des armes suisses dans des conflits armés, grenades made in Switzerland dans un attentat de Daech en Turquie en 2014; blindés Mowag suisses au Yémen en 2015 ou au Bahreïn en 2011, pour réprimer dans le sang l’opposition démocratique.
Mais le cynisme va plus loin encore. On le sait, les guerres sont une des causes principales de l’exil. Que fait la Suisse lorsque les victimes des conflits viennent frapper à nos portes? Elle envoie l’armée aux frontières pour les verrouiller, cette armée qui a tant besoin du savoir-faire de l’industrie des armements! La boucle se referme: on s’épargne les requérants d’asile, on vend nos armes, les millions s’accumulent dans les banques, qui les investissent dans la fabrication des armes nucléaires aux États-Unis…
Et peu importe le savoir-faire auquel le pape faisait appel: le dialogue, le travail diplomatique, la résolution des conflits par le patient travail des pourparlers. A cet égard, j’aimerais signaler un livre que vient de publier Ronan Farrow (le fils de Mia Farrow et Woody Allen), intitulé: War on Peace. La guerre à la paix, qui selon lui tue la diplomatie (c’est le titre choisi pour la traduction allemande: Das Ende der Diplomatie). A force de faire jouer les rapports de force d’abord, les affrontements, les sanctions, etc., la politique étrangère des États-Unis étouffe le travail diplomatique. En privilégiant le commerce des armes, les instances fédérales font de même.
La question est donc claire: que sait faire la Suisse, finalement? Désamorcer des conflits par le dialogue ou alimenter les conflits par des armements? L’appel du pape François impose un choix très clair.
Pierre Bühler, théologien