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Qu’on me pardonne, aux portes de l’hiver, de rappeler un souvenir d’été, qui, de surcroît, n’a rien à voir ni avec une quelconque espérance suscitée par la fête de la nativité, ni avec les promesses généreuses que fait généralement fleurir la perspective d’une nouvelle année. Quoi que…
De Giswil, petite bourgade obwaldienne, un sentier grimpe en direction du lac de Lungern. Je pourrais même monter jusqu’au col du Brünig, mais ce serait un effort exagéré. Ce ne sont pas mes forces déclinantes de quasi octogénaire qui m’inquiètent: bien que ma vielle carcasse ne rechigne pas à l’effort, plus rien ne m’oblige à la performance, encore moins à l’exploit. Ce que je guette avec appréhension, c’est le ciel, incertain, menaçant. Au-dessus de moi, les nuages s’agrippent aux crêtes. Pendant toute la montée, je les vois tourniquer, semblant se dissiper au fur et à mesure que le vent les pousse, laissant progressivement le soleil inonder la campagne. Son éclat retrouvé fait couler dans mes veines une inépuisable énergie. Au bout du sentier, le lac apparaît, d’un vert profond et noir, reflétant la forêt. Pourquoi s’arrêter? Le chemin qui le longe m’attire: une ou deux heures de plus, quelle importance si le plaisir est là?
A l’approche du village de Lungern, le ciel s’est totalement débarrassé de toute pudeur: il est glorieux. C’est midi, c’est juillet, il fait plus de trente degrés. J’avance maintenant à découvert sur une petite route, sans ombre, longeant des prés fraîchement fauchés et quelques fermes proprettes, écoutant le bruissement de la vie, suivant des yeux le va et vient des gens, le travail d’un paysan sur son tracteur. Soudain, un puissant sentiment de bien-être et de joie m’envahit. Ralentissant la marche, ouvrant les bras, redressant la tête pour offrir mon visage au soleil, aspirant goulûment l’odeur de l’herbe coupée, je crie mon bonheur, à haute voix, pour moi toute seule: «C’est beau! C’est l’été! C’est la vie et j’aime ça!». Un moment de communion parfaite du corps et de l’esprit avec la nature. Dans ma tête les problèmes quotidiens restent en place. Rien n’est oublié. Ni les drames qui secouent le monde, ni la lèpre de la misère qui ronge des populations entières, ni l’absence ordinaire de bonheur dans nos existences étriquées. Malgré tout cela, pendant quelques minutes, je célèbre la fluidité du corps qui se déploie, libéré, au rythme de la marche, l’incandescence du cœur qui s’émeut de la splendeur du paysage, le miracle de ma vie à l’unisson de l’univers, de son énergie et de son destin.
Le lendemain de cette balade, j’ai lu dans le journal qu’un paysan, à Lungern, avait trouvé la mort dans un accident avec son tracteur. C’est ainsi: le bonheur côtoie la mort. Mais l’un et l’autre participent de la même force, de la même grandeur.
Anne-Catherine Menétrey-Savary