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Je n'ai pas peur de la mort. On sait qu'elle vient tôt ou tard pour tout le monde. Par contre j'ai peur de mourir, ce qui n'est pas du tout contradictoire. Ce qui m'inquiète, c'est de ne pas mourir dignement. Drôle d'idée, me direz-vous, mais c'est la mienne et je n'en changerai pas. En 1990 j'ai pris conscience que ma mort était peut-être imminente. J'étais dans une de ces situations invraisemblables où tout pouvait arriver, par exemple une balle perdue. Un jour on a frappé énergiquement à la grille blindée du jardin. J'ai compris qu'il serait sage d'ouvrir. Je me suis retrouvée face à face avec un groupe d'enfants-soldats et d'une mitraillette qui me visait. Dans la tête tout va très vite. J'ai pensé à papa (j'ignore pourquoi) et j'ai dit «bonjour». Ils n'ont pas répondu. Alors j'ai demandé ce qu'ils voulaient et ils ont dit que je devais les nourrir. Ils avaient faim. La moutarde pleine d'adrénaline m'est montée au nez. Les poings sur les hanches je leur ai répliqué que lorsqu'on veut quelque chose d'une dame polie et pas armée, on ne la vise pas avec une mitraillette. Enlevez-la de mon ventre!
Selon l'écrivain Ahmadou Kourouma à qui j'ai raconté plus tard ma rencontre avec les enfants-soldats, ceux-ci n'ont certainement rien compris à mes propos parce que les mômes de la brousse ne parlent pas l'anglais. Il est toutefois possible que la réaction inattendue de la «mama blanche» qui n'avait pas peur les aient déroutés. Peut-être que cette étrangère était une sorcière, avec sa peau blanche et ses cheveux roux, dont il était préférable de se méfier à cause de ses pouvoir qui leur étaient inconnus! Dans tous les cas, les gosses ont sans rechigner détourné de moi leur mitraillette. Je leur ai ordonné d'attendre bien sagement que je revienne avec des provisions. A mon retour ils étaient loin et je ne les ai jamais revus.
En 1990 je m'étais jurée de mourir debout face à l'ennemi, comme un brave petit soldat. L'ennui, c'est que maintenant, dans le calme du Locle, je ne sais pas de quelle manière je mourrai et c'est ça qui m'effraie.
Anne-Marie Chapuis, retraitée, Le Locle