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C’est le grand-père qui parle, alors écoute! Quand j’étais tout jeune, on était plutôt d’accord pour dire que les vieux savaient des choses que seul le temps avait pu leur apprendre. Ce n’est plus le cas, ils sont désormais des fardeaux pour l’AVS qui ne peut qu’espérer, comptabilité oblige, qu’ils disparaîtront le plus vite possible. Bref, oublie… mais quand même, si je te parle en tant qu’aîné c’est parce que je me fais du mouron pour toi, beaucoup. Le monde que nous te repassons va mal, nous le savons tous, et pourtant nous continuons de foncer, tête baissée, yeux fermés, dans le mur.
Tu le sais, c’est même devenu un cliché: si nous continuons comme ça c’est la fin de la vie humaine sur notre planète d’ici quelques décennies. Il faut réduire d’urgence les émissions de CO2, de microparticules, arrêter de déverser du plastique et autres polluants dans nos océans… et tout sera réglé. Non mais vraiment, tu crois que c’est aussi simple?
Alors écoute! J’ai vécu un rêve. Il y avait encore des lampes à acétylène, il fallait frotter pour faire la lessive, les déplacements étaient compliqués et rares, pour se tenir au courant des événements il fallait aller au bistro, au cinéma, ou s’accrocher à un poste au son grinçant. Et puis, tout s’est mis à changer, comme par magie. Swissair s’est chargé du transport, Nestlé de nos fringales, Ciba-Geigy du moindre de nos bobos, et ainsi de suite, avec télévision, machines à laver, voitures, jusqu’à l’ordi et à l’Iphone. Tout ça en moins d’une génération!
Ce rêve, c’était la Modernité. Aller plus vite, plus loin, réduire l’effort, augmenter le confort, informer, rationaliser, standardiser, fonctionnaliser, rentabiliser, optimiser… Pratiquement tout le monde s’accorde à dire que nous en sommes désormais au stade post-moderne, mais qu’est-ce à dire? Avons nous tourné la page? Nous sommes-nous fixé de nouveaux buts? Un autre idéal a-t-il pris le relais? Que dalle! Les rêveurs de la modernité se retourneraient dans leur tombe: les idéaux pour lesquels ils se sont battus se sont retournés contre eux ou sont devenus des lieux communs sans plus d’impact sur nos vies. Ne dit-on pas que le pire c’est de voir son rêve se réaliser?
Le fait est qu’un nouvel Ordre s’est mis en place, celui d’un profit aveugle… soi-disant pour faire aller les choses de l’avant. C’est le moteur de la croissance, ce «mieux pour tous» illusoire qui justifie tout. Vraiment? Ne sois pas dupe: le profit n’en a rien à faire de ce mieux hypothétique. Il faut, au contraire, anéantir toute velléité de définir un mieux autre que celui imposé à coups de pub et de tendances. Plus il y aura de moutons, plus la tonte sera rentable.
Le désastre écologique programmé n’est que le symptôme d’un mal plus profond: une crise d’identité historique. Au delà des risques que notre mode de vie fait peser sur la survie de celles et ceux de ta génération, se pose la question de savoir pour quoi survivre. Y aura-t-il encore de la place pour des individus, ou êtes-vous tous destinés à n’être que des consommateurs formatés? Mangerez-vous tous les mêmes choses, vous déplacerez-vous tous de la même manière, vous déhancherez-vous tous au même rythme, prendrez-vous tous les mêmes pilules, pratiquerez-vous tous les mêmes sports de masse, vous connecterez-vous tous aux mêmes réseaux?… Si oui, et c’est bien ce qui se profile, non seulement la planète en fera les frais, mais la déshumanisation de l’être humain dépassera tout ce que la science-fiction a pu imaginer. L’identité en sera réduite à une puce.
Cette puce, à dimension économique, c’est bien sûr celle du paraître. C’est le profil «ciblé» tant recherché par les publicitaires: prévisible, exploitable et contrôlable. Pour que cela fonctionne, il faut uniformiser au maximum, exclure l’exception et le mouton noir, flatter les dociles, distraire les rebelles et bien endiguer le rêve. La machine à formater n’a plus besoin de censure, il suffit de couper les fonds de la contestation ou de récupérer les élans de liberté pour en faire des clowneries passagères. Les instincts les plus bas de l’homme sont constamment stimulés: égoïsme, narcissisme, peur, cupidité, jalousie, vanité… sont sournoisement utilisés pour endiguer et diriger la masse de consommateurs. Quant au sexe, on te l’a volé: c’est la carotte de l’âne! Que restera-t-il de l’être? Plus grand chose si nous n’y prenons pas garde.
Il ne s’agit pas, je pense, de se mettre sur la défensive à la manière d’un survivaliste, d’être constamment aux aguets pour déjouer le machiavélisme capitaliste ou d’adhérer à la plus stricte discipline écologiste. Non, de telles postures sont trop faciles à caricaturer, demeurent trop réactives: le système a beau jeu de s’en servir comme contre-exemple. Alors quoi? Tout simplement reprendre le contrôle de sa propre vie, ne plus se laisser dire de quoi nous avons besoin, ne plus céder à la pression de se conformer, apprendre à s’apprécier pour ce que nous sommes et non pour ce que nous possédons, et, surtout, cesser de se comparer aux autres, à celles et ceux qui auraient «réussi» (ces pauvres marionnettes du système!), à celles et ceux qui ont vendu leur âme pour s’afficher sur Facebook, à celles et ceux qui font pétarader leur moteur, qui se vantent de passer leur temps dans des aéroports et qui sont tout content de se faire rissoler au soleil comme des nuggets de Mc Do. Est-ce vraiment ce que tu envies?… ou est-tu prêt à te battre pour être et rester toi-même?