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L’égalité entre les femmes et les hommes, après un siècle de lutte féministe entre la fin du 19e siècle et le début du 21e, est en grande partie acquise au niveau des lois, des droits et des devoirs. Le droit de voter, de travailler et d’ouvrir un compte en banque sans l’accord de son mari, de jouir pleinement de son salaire qui doit être égal à celui de l’homme effectuant le même travail, le droit à l’interruption volontaire de grossesse et le congé maternité: lutte après lutte, les femmes ont obtenu le droit de disposer de leur corps, de leur force de travail et par conséquent (enfin) de leur vie! Et pourtant, 45 ans après avoir obtenu les mêmes droits politiques, 35 après l’inscription de l’égalité dans la Constitution fédérale et 20 ans après la mise en oeuvre de la loi sur l’égalité qui en découle, les femmes n’occupent toujours pas la même place dans la société que les hommes. Leur poids économique est bien plus faible, leur représentation politique est à la peine et elles assument toujours les trois quarts des tâches de soins à la famille… Si les femmes ont gagné la bataille de l’éducation (elles sont aujourd’hui plus nombreuses que les hommes à obtenir un titre universitaire), elles perdent du terrain dès qu’elles vivent en couple, et plus encore lorsqu’elles deviennent mères.
C’est l’organisation inégalitaire entre travail rémunéré et non rémunéré qui pénalise les femmes et freine leurs chances sur le marché du travail et dans la progression de leur carrière, respectivement de leur salaire. Elles continuent en effet à assumer l’essentiel des tâches domestiques, tandis que les hommes assurent les deux tiers du revenu de la famille. Nous avons développé un modèle de travail en Suisse que pratiquent largement les générations actives: le travail à temps partiel quasi exclusivement féminin. Le modèle familial helvétiques est devenu Monsieur travaille à 100% et Madame à 50%. Ce modèle n’est que rarement questionné et les femmes continuent à sacrifier leurs chances de carrière et de progression salariale pour assurer l’essentiel de la prise en charge des enfants et des tâches domestiques. 60% des femmes en effet travaillent à temps partiel aujourd’hui en Suisse (dont plus de 80% des mères) selon l’OFS, alors qu’il n’y a que 16% des hommes qui ne connaissent pas le travail à plein temps. L’impact des enfants sur le parcours des mères est spectaculaire, alors qu’il est pratiquement inexistant sur celui des pères. L’ironie des statistiques montre au contraire que plus un homme a d’enfants, plus son salaire augmente… Est-il nécessaire de décrire ce qui se passe avec les femmes dans la même situation?
La Suisse a perdu l’envie d’avoir des enfants: l’indice conjoncturel de fécondité a chuté entre 1970 et 2008 de 2,1 à 1,5 enfants par femme. Ce qui fait de notre pays l’un des moins féconds du monde, en dessous de la moyenne de l’OCDE qui se situe à 1,6. Seules la France et l’Islande s’approchent de l’indice de 2,1 qui permet le renouvellement des générations.
Mais il y a plus grave. Avoir des enfants devient un facteur de pauvreté. Selon le dernier rapport de l’Office fédéral de la statistique, il y a deux situations qui mènent dangereusement à l’aide sociale: vivre dans un foyer monoparental ou dans une famille de trois enfants et plus. Le lien n’est plus à établir: plus de la moitié des enfants qui bénéficient de l’aide sociale ne vivent pas avec leurs deux parents, alors qu’ils ne représentent qu’un sixième du total des enfants.
Une politique familiale solide est donc indissociable d’une bonne politique d’égalité. J’avais l’habitude de dire, à mon entrée en fonction en 2008, que l’on ne réaliserait pas l’égalité sans une bonne politique familiale. Aujourd’hui, je rajouterais et inversement. En effet, si l’on veut éviter que le fait d’avoir des enfants devienne un risque de pauvreté dans notre pays, il est indispensable de permettre à chaque individu, à chaque parent de marcher sur ses deux pieds et de ne pas dépendre économiquement de l’autre. A l’heure où une union sur deux passera par une séparation, cette dépendance peut s’avérer très dangereuse, non seulement pour les individus, mais également pour les finances publiques.
Depuis une vingtaine d’années, dans tous les pays de l’OCDE, le pouvoir d’achat des ménages sans enfant s’accroît, alors que celui des familles s’érode. Dans le canton de Neuchâtel, 27% des familles monoparentales ont recours à l’aide sociale. Or, les pays qui permettent une bonne conciliation famille-travail avec une approche de réinsertion systématique sur le marché du travail, sont les moins touchés. Ce sont surtout les pays scandinaves. Si l’on veut éviter de créer des poches de pauvreté, il faut absolument offrir la possibilité aux deux parents de concilier une vie professionnelle active avec une vie de famille. Le temps où le mariage était une sécurité économique pour les femmes appartient définitivement au passé. La notion de famille n’a cessé d’évoluer et regretter le nombre de divorces ou l’immuabilité du mariage ne fait en rien avancer les politiques sociales.
De la famille nombreuse du début du 20e siècle à celle, nucléaire avec deux enfants, des années d’après-guerre, à la famille monoparentale ou recomposée d’aujourd’hui, la cellule de base de la société est en constante mutation et elle doit être appréhendée aujourd’hui dans toute sa diversité, du point de vue des individus et non plus comme une entité immuable. Les modèles familiaux ne font que suivre les modèles économiques, que cela nous plaise ou non. L’organisation agricole est devenue société industrielle puis société de services. Grâce aux progrès de la médecine, la mortalité infantile a quasiment disparu, tandis que la contraception permettait l’émancipation des femmes. Ces bouleversements ne pouvaient qu’entraîner une réorganisation fondamentale de la société. L’émancipation et la formation des jeunes filles les éloignent des tâches traditionnelles de soin aux autres membres de la famille, alors que les hommes perdent leur statut d’unique apport économique extérieur.
Dans les années 90, on a vu fleurir en Suisse ce nouveau modèle familial «bourgeois contemporain» (100%/50%). Moins d’une femme sur quatre, aujourd’hui, quitte son emploi à la naissance du premier enfant. Or, ce modèle, unique au monde, arrange tout le monde (ou presque, à court terme): il permet aux collectivités publiques un investissement modéré dans l’offre d’accueil des enfants, il garantit une certaine flexibilité de la main d’oeuvre féminine et il donne aux mères le sentiment de bien concilier vie familiale et professionnelle. Enfin, il ne bouscule pas trop la répartition traditionnelle des tâches entre hommes et femmes, ni des rôles au sein de la famille.
Considéré par beaucoup comme la panacée, ce modèle est pourtant LE principal responsable de la persistance de l’inégalité en Suisse. Les mères paient le prix fort de ce modèle «néo-traditionnel », comme leurs mères ont payé, avant elles, plus durement encore, leur manque de formation. Si la dépendance économique ne les avait pas préoccupées auparavant, elles vont en faire la cruelle expérience au détour d’un divorce et surtout lorsqu’elles auront atteint l’âge de la retraite.
Autre effet pervers: ce phénomène «choix» du temps partiel n’est pas distribué de façon homogène d’un milieu social à l’autre. Les femmes ayant un statut socioéconomique plus élevé se retirent moins du marché du travail après la naissance de leurs enfants. On constate en effet que les femmes ayant une formation tertiaire sont les plus nombreuses à travailler à un pensum de 51-90% (26%) avec un enfant de moins de 5 ans, alors que les femmes n’ayant qu’une formation primaire sont plus de 50% à ne pas travailler du tout dans le même cas de figure. Le petit temps partiel (1-50%) semble être privilégié par les femmes qui ont une formation secondaire, même quand les enfants sont plus âgés. Enfin, le retour à une activité à plein temps, lorsque les enfants deviennent adultes, semble être plus aisé ou plus apprécié par les femmes qui ont une formation tertiaire. Autrement dit, plus une femme est formée plus elle est insérée sur le marché du travail. Ce phénomène accroît l’inégalité dans la répartition des richesses, les femmes au statut social plus élevé continuent à travailler beaucoup et caracolent dans leur carrière, alors que celles moyennement ou pas formées du tout, travaillent peu ou pas et prennent de gros risques pour l’avenir.
La famille a un nouveau visage, il est temps de prendre acte de la réalité et de l’accompagner. Il s’agit là d’une responsabilité collective et sociale.
De la même manière que l’on a réalisé la solidarité avec les personnes âgées au sortir de la Deuxième Guerre mondiale en créant l’AVS, il est nécessaire de repenser cette solidarité à l’égard les enfants. Se souvient-on des débats et arguments des opposants de l’époque à l’assurance vieillesse et survivants? Nombre de Suisses pensaient alors que l’Etat n’avait pas à soutenir les personnes âgées et que c’était naturellement à leurs enfants, devenus adultes, qu’incombait ce devoir. Un tel discours paraît aujourd’hui totalement incongru, c’est pourtant le même que l’on entend de la part des opposant-e-s à tout investissement public dans le domaine de la prise en charge des enfants. L’AVS, créée en 1946, a déplacé une grande partie de la pauvreté sur les enfants (ils représentent un tiers de tous les bénéficiaires de l’aide sociale en Suisse). Parmi les pays de l’OCDE, la Suisse est l’un de ceux qui consacrent le moins de moyens à l’accueil extrafamilial: 0,2% de son PIB contre quatre fois plus pour la Suède ou la Norvège, trois fois plus pour la France, deux fois plus pour l’Allemagne. Elle se retrouve en queue de peloton en compagnie des pays du sud de l’Europe. Cette pingrerie de nos autorités politiques (cantonales, communales et fédérales) a un effet exponentiel sur les classes les plus défavorisées, ou pire sur des classes moyennes qui risquent de tomber dans la précarité.
Nous sommes face à un enjeu de société qui fera assurément débat ces prochaines années et très prochainement déjà, à l’occasion des discussions sur la réforme des retraites…
Nicole Baur
déléguée à la politique familiale et
à l’égalité du canton de Neuchâtel