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Les meurtriers et leurs victimes pour lesquelles les législations obsolètes empêchent d'être jugés, condamnés ou reconnus dans leurs droits, endurent d'irrévocables non-lieux. Ainsi, les criminels blanchis récidivent en toute impunité, leurs crimes étant parfaits, ils les renouvellent sans plus être inquiétés et auront eu tout le temps de brouiller les pistes de leurs méfaits. Quant à leurs victimes, dont le nombre ne cesse alors de s'accroître, elles souffrent le restant de leurs jours d'un chronique déni de justice.
C'est qu'il n'y a pas de lois qui sanctionnent les criminels qui empoisonnent par des toxiques dont les effets ne se manifestent qu'à long terme. Il y a moins encore de lois sur lesquelles leurs victimes, succombant après des décennies des effets différés du poison mortel, leurs permettent de défendre le droit légitime d'être reconnues comme telles.
Si ces armes létales que sont les poisons à retardement sont si appréciées des auteurs de polars, c'est qu'elles désarçonnent le détective et font durer l'intrigue policière. Ce sont, par exemple, le poison infusé dans une couronne dentaire, un barreau radioactif placé sous le siège d'auto de la victime, ou encore la potion, qui à faibles doses, emportera à terme le candidat au crime.
Cela n'est que fiction, mais la réalité n'en est pas moins redoutable. L'un des poisons utilisés massivement pour accomplir le crime parfait est sans conteste l'amiante. Ces fibres inaltérables s'implantent à demeure dans l'organisme qui, las de s'en défendre, provoque divers cancers qui n'achèveront les condamnés qu'après des temps de latence pouvant atteindre 40 ans.
Bien que ses effets soient connus de longue date, la mortalité par l'amiante n'a été reconnue qu'un demi-siècle après les premiers soupçons; pourtant, ce toxique fut propagé de plus en plus massivement dans le monde pendant le demi-siècle suivant. Ainsi, ses ravages décimeront leurs victimes jusqu'aux années 2030 à condition qu'il soit de suite mis hors d'état de nuire. En Suisse, ce toxique a déjà fait 2000 morts par le seul cancer de la plèvre et environ 6000 pour l'ensemble des pathologies mortelles de l'amiante. L'OMS décompte annuellement 107'000 décès dus à l'amiante dans le monde et, faute d'être bannie et éliminée partout, l'hécatombe se poursuivra.
Or, aucun des marchands de morts n'a à ce jour été inquiété, pas plus que les fonctionnaires d'Etat censés en interdire l'usage dès les premières alertes, il y a 40 ans. Quant aux proches des cancéreux décédés avant l'âge, ils ont pour la plupart renoncé à saisir les tribunaux craignant d'être déboutés et ruinés. Ainsi, le nombre réel de victimes des multiples tumeurs dues à l'amiante reste ignoré des registres statistiques en Suisse.
Le Tribunal de Glaris a boudé les plaintes de la famille d'un défunt employé à Oerlikon et décédé à 58 ans, verdict que le Tribunal fédéral vient de casser après que le recours des plaignants à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) eut sanctionné le déni de justice de la Suisse envers eux. La femme d'un ouvrier ayant travaillé pendant 28 ans à Eternit Payerne et qui est décédé de l'amiante à 70 ans attend depuis dix ans d'interminables procédures que sa requête soit enfin prise au sérieux par la Caisse nationale suisse en cas d'accidents (CNA).
Les quelque 6000 plaignants de Casale Monferrato en Italie où Stephan Schmidheiny exploitait l'une de ses nombreuses usines d'amiante-ciment à travers le monde furent déboutés par la Cour de cassation de Rome après cinq ans de procédures du Tribunal de Turin qui avait pourtant abouti à sa lourde condamnation.
Au Nicaragua, où ce même «tueur en série» avait fondé l'usine Nicalit sous la dictature de Somoza, les survivants de l'hécatombe se battent encore 20 ans après la fermeture de l'usine, pour que justice leur soit peut-être rendue.
Ce ne sont là que quelques exemples du déni de justice envers des travailleurs et les personnes indirectement exposées à l'amiante et qui en sont morts. Face à ces échecs juridiques, la très large majorité d'entre eux, connaissant ces précédents, renoncent à porter plainte, à affronter des procédures coûteuses et interminables sachant que si elles aboutissaient elles seraient certainement cassées ou prescrites.
Car si les tribunaux manquent de bases légales pour juger les criminels d'industrie, ils n'en manquent pas pour les disculper. L'accusé aurait ignoré la toxicité des produits qu'il faisait manipuler à ses employés, il aurait pris toutes les mesures pour en limiter les effets, et puis, en dernier recours, le prétexte de la prescription suffit aux cours de cassation pour les blanchir.
C'est que comme on l'a vu, à la différence des crimes dont le délai entre l'acte criminel et la mort est immédiat, ceux perpétrés par des cancérigènes tardent à produire leurs effets. Ainsi, le pollueur-tueur peut poursuivre ses coupables activités en toute quiétude, sachant qu'il n'aura rien à craindre lorsque ses victimes oubliées décéderont. De plus, alors que les victimes de crimes à effet immédiat, tels qu'accidents de travail, intoxications collectives ou catastrophes industrielles, occasionnent une mortalité de masse dont le nombre est instantanément connu, les victimes de crimes à effets différés meurent tour à tour, ce qui interdit d'estimer l'étendue du désastre.
Les fondements du droit actuel étant périmés, ils doivent être immédiatement reconsidérés pour que justice soit rendue aux victimes des catastrophes engendrées par le productivisme capitaliste, telles que celles dues au changement climatique, aux pollutions environnementales, à l'utilisation massive de pesticides, de mutagènes et de cancérigènes. Faute de quoi, cette Justice dont les Etats se targuent d'en garantir la stricte application, ne sera plus qu'un vain mot.