2024 | 2023 | 2022 | 2021 | 2020 | 2019 | 2018 | |||
2017 | 2016 | 2015 | 2014 | 2013 | 2012 | 2011 | |||
2010 | 2009 | 2008 | 2007 | 2006 | + 100 ans d'archives ! | ||||
Rechercher un seul mot dans les articles :
|
Décor d’une histoire vraie, la rue de la République à Lyon déborde de passants, de luxe. Symboles de ce haut-lieu, deux formidables cariatides tiennent, trois étages au-dessus du trottoir, le balcon du «Progrès de Lyon – journal indépendant et d’opposition républicaine» né voilà juste cent ans pour affronter Napoléon le petit. En 1959, début de notre récit, Le Progrès est l’un des premiers quotidiens régionaux desservant dix départements de l’Est et du Centre.
Trois volées d’escaliers et une porte battante conduisent à une très grande salle où arrivent, par grappes, hors-sacs, plis fermés, courriers tapés à la machine, lettres manuscrites des correspondants, centaines et milliers de feuilles qu’une troupe nombreuse, bruyante, souvent jeune, transforme en pages organisées. La verrière qui ouvre sur la rue de la République éclaire vivement la «régionale» du Progrès, rouage vivant d’un journal fait de plomb.
Je suis le nouveau qui va être formé en deux jours pour conduire l’édition de la Drôme-Ardèche, prendre la mesure du contenu des plis fermés, textes dactylographiés, lettres souvent manuscrites où transparaît l’émotion du correspondant: médaille du mérite à sœur Léonie-Chantal de Chabeuil; la «boule de Bourg-Saint-Andéol» change de président; incendie d’une bergerie au Bourg du Cheylard.
Au mur une horloge énorme décompte, en saccadant les minutes, le temps qui reste avant de boucler l’édition, de descendre au marbre, deux étages plus bas, en serrant les copies.
— C’est toi le nouveau?
Le cliquetis des linotypes emplit l’espace avec, de temps à autre, un appel bizarre: Le plomb de la huit.
Je réponds à peine à mon vis-à-vis, Jules Couturier, un typo aussi acide qu’expérimenté.
— Voyons ça!
Je développe les maquettes des deux pages.
— Et là, grogne Couturier, découvrant un espace vide en bas de colonne. — On peut reprendre l’entrefilet de Chabeuil. — On peut.
Ce sera tout pour le quart d’heure qui suit où le typo bâtit, comme un mur, la page de l’Ardèche de ce 14 septembre 1959, l’encre avec soin, pose une feuille de papier sur le plomb, empoigne à chaque bout un rouleau de caoutchouc dur qui va donner l’empreinte de la page à l’endroit: la morasse de la sept énonce-il d’un ton neutre. Voyons maintenant la vingt-cinq…
Les chiffres désignent les départements: l’Ardèche et la Drôme. J’ai franchi le seuil de qui sera demain un travail, bientôt une routine!
La page, tout ce plomb bien serré dans un châssis de fer est maintenant une coquille semi-sphérique que les hommes fixent à l’imposant cœur d’acier de la rotative. Cliquet du contact, nouveau contact, vérification de l’imposition. On est déjà à mille tours-minute. A l’autre extrémité de ce bruyant tunnel de fer, les journaux déboulent, masse que les routeuses1 organisent en blocs séparés. Encore une poignée de minutes et le coursier du Progrès jette sur le plancher du wagon postal le paquet des journaux du lendemain qui prend le train du Sud à 01h06.
Tout semblait possible en cette période aimable. Tout sauf l’impossible, la fin des Brémond grands bourgeois généreux2, l’arrivée de nouveaux maîtres à l’opposé de leur modèle, le transfert de l’imprimerie de la rue Belle-Cordière à la banlieue maraîchère, le jeu sinistre des financiers.
Hasards de la vie et besoins de la Tribune de Lausanne pour servir l’Expo de 1964 allaient se conjuguer pour que je serve les dix ans suivants comme secrétaire de rédaction de nuit. Je retrouvais les outils et les méthodes: le ballet des linotypes, les pages bâties, les châssis de fer, les coquilles serrées sur le cœur d’acier de la roto, les routeuses, l’édition en feuillets serrés qui prenait le train du Valais à 01h26. Dix ans j’ai «fait» la nuit avec une équipe de professionnels, seuls occupants de la Tour, chacun à sa place, dans son rôle, sous le regard de l’horloge, Course quotidienne, si loin du «breefing» où les petits chefs jugeraient de «ceux de la nuit», itérative comédie qui portait autour d’un objet, le journal, et d’un fait: il était sorti à l’heure!
Le plomb des lignes de linotypes, des titres, des légendes en italique, ces blocs adaptés à l’espace ouvert, toute cette machinerie était au cœur du journal comme du métier de journaliste. Bien au-delà de mon exercice à la Tribune de Lausanne, au long d’une carrière de journaliste indépendant que j’allais conduire jusqu’à la fin du siècle je retrouvais ce monde.
A une grosse nuance près: le passage de la copie papier au texte informatique. Le système venu des garages de Sillicon Valley devait balayer tout ce qui avait précédé et d’abord le plomb mais aussi les métiers, les traditions, les valeurs d’hier. Dans le si long combat, essentiellement français, pour la saisie du texte par des professionnels contre la composition au kilomètre par des opératrices, le patronat avait gagné.
Dès le début des années huitante, toutes les rédactions engageaient un long et nouvel apprentissage ponctué de mots anglais. Gagnant tous les étages de ce qui était hier un journal, l’informatique imposait des contraintes nouvelles compensées par quelques avantages pratiques:
— Avant, me confiait le rédacteur de l’Echo illustré, je devais choisir la page de couverture trois semaines à l’avance. Aujourd’hui, le lundi matin les agences nous mettent à disposition des centaines de couvertures.
La mondialisation allait tout bousculer, même le prix des ordinateurs. En 1982 la machine que notre bureau de presse avait achetée coûtait plus de 15.000 francs et avant la fin de la ligne, minuscule poignée d’octets, elle déclarait «full». Celle sur laquelle je vous écris compte des «mégas» d’octets. Et elle a coûté bien moins de mille francs. La sagesse populaire nous assure «qu’on n’arrête pas le progrès». Elle a peut-être raison, encore que…
1 La répartition des exemplaires répondait à des «routes» que les femmes maîtrisaient bien. D’autant mieux qu’elles coûtaient moins cher, si mon souvenir est bon.
2 En novembre 1942, plutôt que de mettre Le Progrès au service de l’occupant allemand, ils le ferment mais en assurant ponctuellement à chaque employé sa paye jusqu’à la Libération.