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Août 2010
Vivons-nous véritablement à l’ère de l’ultralibéralisme ?
Auteur : Jean-Pierre Graber

En Suisse et en Europe, la plupart de nos contemporains proclament que nous sommes entrés dans l'ère de l'ultralibéralisme, de la désolidarisation et du démantèlement de l'État social, causes fondamentales de tous nos maux. En est-il véritablement ainsi?

Deux grands indicateurs, imparfaits mais révélateurs, rendent compte du degré de libéralisme d'un pays: le taux des prélèvements obligatoires et l'inflation législative.

Augmentée des contributions obligatoires que nous payons aux caisses-maladie et à la prévoyance professionnelle, la part du Produit intérieur brut (PIB) prélevée par l'État et les assurances a passé de 37% en 1995 à 41% en 2008. Sur cinq francs que nous gagnons, nous en cédons plus de deux à l'État – au sens large – pour financer ses tâches, les infrastructures collectives et la redistribution de la richesse nationale. Entre 1970 et 2008, les dépenses publiques ont crû de 23,7% à 37,6% du PIB, les seules dépenses sociales de 6,5% à 15,7% du PIB! Le revenu disponible des ménages, à savoir le revenu global des ménages une fois qu'ils ont payé leurs impôts et leurs cotisations sociales à l'État et reçu de lui ses prestations sociales, ne représentait plus que 70% du revenu mensuel brut en 2007 contre encore 75% en 2000!

On observe une évolution semblable à l'étranger. Derrière ces chiffres se cachent toujours des êtres humains, des situations concrètes, des souffrances, des peurs et des frustrations. Mais les données susmentionnées témoignent de l'emprise croissante de l'Etat sur la société et du rétrécissement de la libre affectation des revenus personnels.

Cette réalité est amplifiée par la multiplication des dispositions légales contraignantes. La densité législative augmente. Plusieurs nouvelles lois représentent une mise sous tutelle grandissante et subtile des personnes. Elles tendent à prescrire aux individus des comportements naguère laissés à leur libre appréciation.

Le concordat HarmoS impose aux parents de scolariser leurs enfants de quatre ans alors qu'il aurait fallu se borner à leur offrir cette possibilité sans les y obliger. Dans quelques années, nos véhicules seront équipés d'un mouchard qui enregistrera par le détail nos déplacements. De nouvelles caméras de surveillance sont installées chaque jour. Ces mesures inquiétantes constituent un empiétement dangereux sur la sphère privée.

Ces tendances profondes montrent qu'à l'aune de l'emprise de l'État sur la société et à celle de l'étendue de la solidarité contrainte par le biais des assurances sociales, nous ne vivons pas du tout à l'ère de l'ultralibéralisme. De ce point de vue, le libéralisme est en régression et non pas en expansion.

Toutefois, la problématique de l'ultralibéralisme est ambiguë, complexe, paradoxale aussi. Quatre grands phénomènes témoignent apparemment mais aussi réellement d'une libéralisation accrue du monde occidental et s'inscrivent en opposition à l'extension de l'État.

Premièrement, dans le domaine sociétal, les avancées vers l'ultralibéralisme sont incontestables. L'assistance au suicide ou l'adoption d'enfants par les couples homosexuels auraient suscité de larges et profondes résistances il y a peu. Ces réalités sont aujourd'hui entrées dans les mœurs.

Deuxièmement, on assiste – symboliquement depuis l'ère thatchérienne en Grande-Bretagne – à une vague de privatisations totales ou partielles. Dans de nombreux pays, l'électricité, le gaz, les postes, les télécommunications et bien d'autres services publics ont été dénationalisés ou sont en passe de l'être. Souvent, les entreprises concernées déploient leurs activités sur la base de mandats de prestations étatiques. Cette évolution, à certains égards regrettable, a été rendue nécessaire par des rigidités paralysantes. Elle a parfois conduit à une réduction de l'offre et à d'inévitables licenciements mal perçus par une partie de la population.

Troisièmement, l'irréversible mondialisation implique une libre circulation croissante des personnes, des marchandises, des capitaux et des services. Les activités humaines sont organisées de manière sans cesse plus transnationale. Les frontières s'effritent de jour en jour et protègent de moins en moins. Dans l'esprit du public, les effets de la mondialisation sont assimilés à des fruits de l'ultralibéralisme, à la fois opportunément et inopportunément.

Quatrièmement, la problématique de l'ultralibéralisme est opacifiée par les avancées délétères du capitalisme spéculatif. Ce capitalisme-là, très éloigné de l'impératif du bien commun, est de nature à déstabiliser l'économie dans son ensemble, comme l'a montré la crise financière de 2008. Dans l'esprit des peuples, le capitalisme spéculatif est réductible à l'ultralibéralisme, il en forme même la quintessence. Il faudrait davantage y voir un effet de l'effondrement du sens des responsabilités et d'un cynisme ambiant qui croît à mesure que s'affaiblit la foi dans le sens de la vie.

Nos sociétés sont simultanément ultralibérales et toujours plus dominées par l'État. Mais elles ne sont pas toujours ultralibérales là où on le pense. Par ailleurs, on qualifie parfois d'ultralibéralisme des phénomènes qui, telle la mondialisation, recouvrent d'autres réalités.

Sous peine de disparaître, les démocraties libérales doivent absolument redéfinir le libéralisme, percevoir mieux qu'aujourd'hui ce qu'il est bon d'encadrer, voire d'interdire et ce qu'il est opportun de laisser à la libre appréciation des personnes et des entreprises. La préservation de la dignité humaine requiert que nous demeurions fermement attachés aux expressions de la liberté de conscience et que nous endiguions clairement les débordements trop fréquents de la détestable liberté pulsionnelle.

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