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Août 2010
Dérive ou aboutissement logique du capitalisme?
Auteur : Marianne Huguenin

Et s'il n'y avait pas de dérive? Si le néolibéralisme était juste ce qu'il est, soit le stade suprême du capitalisme?

Des souvenirs très précis ont sans aucun doute marqué le début de ma vie politique, dans les Montagnes neuchâteloises. Et ont orienté, d'une manière indélébile je crois, ma conception du monde.

Le début des années '70 au Locle a vu les premières fermetures d'entreprises, annonçant l'arrivée d'un chômage qui allait rester permanent, marquant aussi le déclin des habitants du haut du canton. Le groupe POP du Conseil général avait voulu, avec une résolution, marquer son inquiétude et sa désapprobation. Il lui avait été rétorqué que la politique n'avait pas à se mêler de l'économie… Pourtant, essentiellement, cette résolution ne faisait que cruellement mettre en évidence l'impuissance de la politique; elle dénonçait, condamnait… mais sans pouvoir aucunement au niveau local influer sur l'évènement lui-même. Je me souviens également, à la même époque, d'un directeur d'une entreprise locale rachetée par de plus puissants, et de ses propos désabusés à Frédéric Blaser, son pourtant vieil ennemi popiste: «Si j'avais su que c'était ça, la concentration capitaliste…».

Le néolibéralisme? C'est tout simplement l'évolution naturelle d'un système qui a fait de la propriété privée des moyens de production, de la concurrence, de l'efficacité économique, de la plus-value, le fondement même de la société désirée et finalement sa seule religion. Bien sûr, nous sommes actuellement à un stade où ce système s'emballe: sa puissance, la force des mécanismes économiques ainsi créés est d'une logique implacable: la recherche d'un profit maximum à court terme mène l'ensemble de notre société droit dans le mur. La concentration des grands moyens de production dans quelques mains, de plus en plus restreintes, la prédominance du capital financier sur le capital industriel – le fait qu'il est simplement plus rentable de spéculer que d'investir pour créer des marchandises ou des emplois – sont des traits marquants de l'évolution d'un système capitaliste laissé à lui-même…

Ce qui me gêne, au fond, dans cette notion de «dérive du néolibéralisme», c'est le fait qu'on s'économise le nécessaire détour critique sur la notion de capitalisme elle-même. Elle s'évite ainsi la critique de savoir pourquoi nous nous retrouvons dans un système où ce sont l'économie et ses valeurs qui priment, et non la politique. Pourquoi la concurrence prime sur la solidarité. Pourquoi les plus riches deviennent toujours plus riches. Pourquoi c'est la croissance en soi qui devient le paradigme de la soi-disant santé de notre société, et non le sens de cette croissance, son usage au service de tous, la façon dont elle est répartie, les besoins auxquels elle répond. Pourquoi nous nous retrouvons, pour reprendre l'expression de Marcel Gachet (L'avènement de la démocratie) dans «des démocraties sans pouvoir».

«L'économie ne s'est pas installée toute seule au poste de commande» rappelait-il. C'est bien là un choix politique. C'est même très précisément celui du libéralisme: laisser faire l'économie, vue comme «bonne» parce que créatrice de richesses, et réduire l'État, vu comme «mauvais», voire nuisible, au strict nécessaire. Si le capitalisme a été une machine à créer des richesses efficaces, il a par contre failli quant à la répartition de ces richesses. En cinquante ans, l'écart entre le salaire d'un ouvrier et celui d'un cadre dirigeant aux USA a passé de 1 à 35 à 1 à 180. Et le plus grand scandale, ce n'est finalement pas le revenu annuel moyen d'un Vasella ou autres, mais c'est que ceux-ci trouvent cela normal et juste…

Le capitalisme et le marché laissé à lui-même ont aussi failli quant à l'orientation de la production de ses richesses: se concentrant sur le plus facile, le plus rentable à court terme, flattant les besoins les plus mercantiles, et sans le contrepoids d'une volonté politique claire. Nous en arrivons, dit un peu crûment, à foutre en l'air le monde pour produire des bêtises, des marchandises inutiles et gadgets, sans assurer un développement réel. À diffuser dans le monde entier des télés couleurs, des portables et des jouets en plastique, avant d'avoir assuré l'eau courante, des sanitaires et des écoles… Tel est le résultat d'un système qui privilégie le consommateur et non le citoyen.

Il nous faut donc réhabiliter l'Etat. Dans sa fonction redistributrice, dans sa fonction garante des services publics de base. Une remarque m'a récemment marquée, celle d'une jeune femme venant du fond de la Turquie, lors d'un entretien avant sa naturalisation: «Je suis contente d'être Suisse, parce qu'ici on paie des impôts». À l'heure où un grand hebdomadaire romand qui se veut branché et responsable consacre rituellement un numéro spécial annuel sur le thème de «comment payer moins d'impôts», vous avouerez que c'était frappant! À ma demande de préciser sa pensée, elle m'avait répondu: «Ici, je paie des impôts, et on a des écoles, des hôpitaux, une police. Chez nous, il n'y a rien de tout cela».

Il nous faut donc remettre la politique au centre, et l'économie à sa place, au service du et de la politique, au service de l'humain. Seule une société qui se préoccupe de l'ensemble des humains, y compris des plus faibles, est une société capable à terme de limiter les violences et la guerre, donc de garantir la survie de l'humanité.


Dans le journal des lecteurs de Marianne, Nicolas Nebot, de Frontignan, s'exprime ainsi: «J'ai espoir que des voix se fassent entendre et nous expliquent que le néolibéralisme n'est pas une fatalité, qu'une alternative saine et équitable est possible, que le repli sur soi et le vote extrême ne sont pas des solutions».
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