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Août 2010
Le néocapitalisme, une dérive de notre civilisation
Auteur : Pierre Aguet

Les prophètes du néolibéralisme se sont réunis, pour la première fois, à Paris en 1936. Ils se donnaient pour mission de lutter contre les totalitarismes de Rome, de Berlin et de Moscou. La guerre terminée, ils n'ont pas baissé les bras et c'est même au Mont-Pélerin, en-dessus de Vevey, là où Mme Bettencourt vient cacher une partie de ses millions, qu'ils ont repris leur «combat». Autour de Milton Friedmann, futur prix Nobel d'économie, s'est développée l'école de Chicago, laquelle a fait de trop nombreux petits dans le monde entier. En Suisse, Saint-Gall, mais bien d'autres universités encore se sont mises à faire l'apologie de la jungle.

La période de reconstruction d'après-guerre n'a pas été favorable à leurs théories. Comme pendant le conflit, les États avaient besoin de toutes les forces, car les bras et les têtes avaient été décimés. Les cartels étasuniens interdits à la fin des années 40 se sont transformés en holdings et les holdings en multinationales. Pendant cette trentaine d'années, la répartition des fruits du travail s'est faite relativement équitablement entre le capital et le travail. La menace que représentait le communisme et l'URSS, deuxième puissance du monde, étaient prises au sérieux. Les oligarchies financières n'eurent de cesse, par une propagande radiophonique et télévisuelle dirigée vers l'Est, de faire tomber «la bête immonde». Ajoutons que les cadres qui succédèrent à Staline ne firent pas mieux que lui pour rendre acceptable leur régime.

Avant même la chute de l'URSS, le monde anglo-saxon s'engage, de manière brutale, dans la remise en question des valeurs qui nous permettent d'appeler les années 50 à 70, les Trente Glorieuses. Reagan et Thatcher mettent en pratique le néocapitalisme, que l'on appelle à tort, le néolibéralisme. Milton Friedmann, officiellement conseiller économique de Reagan, met en pratique les nouvelles règles économiques. Préconisées par des centaines de «groupes de recherche, de réflexion et de formation» accrochés à la plupart des universités du monde, grassement financés par les multinationales, ces nouvelles règles conduisent à les effacer toutes.

Les objectifs sont clairs: bloquer les revenus du travail, permettre une rentabilité du capital de 20 à 30%, enlever aux États la capacité de contrôler l'économie, casser les frontières et faire du monde un seul et immense marché sans aucune entrave légale, privatiser toute l'activité humaine en supprimant les services publics. La propagande systématique dirigée vers les pays de l'Est n'épargne pas nos pays occidentaux. Elle répète jusqu'à la nausée l'inefficacité des services publics, l'incapacité des États de faire le bonheur des peuples, qu'ils soient de gauche ou de droite, la nonchalance des fonctionnaires, leur capacité de nuisance, les freins qu'ils mettent à la libre entreprise et en contre-point, la capacité des entreprises privées à fournir des services meilleur marché et de meilleure qualité. Ces mensonges nous sont encore servis à satiété.

Il y a cependant un grain de sable qui vient se glisser dans tout ce charabia. Les peuples se rendent compte que tout ce qui a récemment été privatisé ne fonctionne pas bien et devient si cher que les gens ne peuvent plus se permettre des services de première nécessité. La société des gagneurs qui nous est promise devient une société où les assistés augmentent de façon exponentielle, même dans les pays les plus riches. Les pays qui étaient épargnés par la corruption, comme la Suisse, dégringolent dans le tableau établi par Transparency International. Les banques, que l'on soupçonnait bien de cacher des milliards au fisc, sont prises la main dans le sac, comme un gamin voleur de pommes. Le chômage s'étend. Les maladies éradiquées réapparaissent comme la tuberculose. Les États et les cantons se font une lutte acharnée pour attirer les bons contribuables, en niant le principe, admis depuis cent ans, de l'impôt progressif. Depuis des années, les salaires stagnent alors que les grandes fortunes atteignent un gigantisme tel que plus personne n'est capable d'imaginer ce qu'elles représentent. Ces fortunes sont tellement inutiles qu'elles ne servent plus qu'à alimenter une spéculation effrénée, laquelle profitant des nouveaux moyens de communication ne s'arrête jamais, puisque, dès que les bourses étasuniennes se ferment, c'est Tokyo qui ouvre. L'espérance de vie diminue. La Russie en fait l'amère expérience. Depuis trente ans, les banques refusent toutes règles établies par les parlements, alors que tous les autres secteurs de l'économie doivent s'y plier. Elles nous opposent, en Suisse, la «convention de diligence» dont on a bien apprécié l'efficacité ces trois dernières années. La presse n'exerce plus son rôle, contrôlée qu'elle est par les puissances de l'argent. Sa concentration «diminue le courage» des journalistes d'investigation. Ils ont pratiquement disparus. Le parlement, dont les partis majoritaires et bourgeois sont achetés par ces groupes qui ne savent plus que faire de leurs milliards, se couche devant les intérêts des banques publiquement reconnues comme délinquantes. Il décide, de plus, que le peuple ne pourra pas exercer son droit de référendum sur ses décisions crapuleuses.

Le néocapitalisme est une dérive de notre civilisation. Si le monde va si mal, en ce 21e siècle, on l'explique à chaque fois par la cupidité des puissants groupes financiers qui influencent toutes les décisions. Et ces groupent sont plus importants, par leurs chiffres d'affaires et leur implantation mondiale, que la plupart des États eux-mêmes. Le sauvetage des banques américaines est analysé, dans le dernier film de Michael Moore, comme un véritable coup d'état. Le sauvetage de l'UBS en Suisse, après ce que nous en a dit la commission de gestion du CN, peut également être qualifié de coup d'état.

Le tout au pétrole avec l'abandon de beaucoup d'autres énergies depuis 50 ans et son influence détestable sur le climat et les catastrophes dites naturelles est encore le fait du néocapitalisme. La paralysie des États en face de ces choix mauvais, depuis si longtemps dénoncés, c'est encore lui. Le développement de la dette publique et privée est la conséquence directe du gel des salaires. Il fallait éviter l'explosion sociale. Le contrôle des semences par le développement des OGM, l'accaparement de la biodiversité et les brevets déposés sur le vivant s'inscrivent dans la même logique de l'accaparement, à des fins de profits illimités, pour les grands groupes financiers.

Ils n'ont aucune limite. Olof Palme, qui voulait revivifier l'idéal social-démocrate et visait la reprise progressive des moyens de production par les travailleurs suédois, a disparu sans que l'on ne retrouve jamais son assassin. Les frères Kennedy défendaient un idéal de justice. Ils ont été abattus devant les caméras du monde entier... Et Patrice Lumumba en 1961, et Salvador Allende en 1973 et tous les autres?

Et la dérive des sports qui ne sont plus que spectacles, ventes et achats de sportifs... Et les réponses, à l'envers de l'intérêt général, si souvent données aux problèmes posés par les crises économiques: on diminue les salaires et les rentes justement quand il faut relancer la machine... Et la justice qui ne fonctionne pas à satisfaction... Et les multiples moyens techniques et légaux mis en œuvre pour cacher des capitaux gigantesques aux fiscs des États... Autant de réalités connues de tous, mais devant lesquelles nous restons sans projet.

Nous accusons, mais qui propose des alternatives? Les expériences communistes ont été déconsidérées parce que trop liberticides. Les expériences sociales-démocrates des pays scandinaves tiennent assez bien la route alors que tant d'autres ont donné la main aux privatisations et autres dérapages. Quelques expériences étonnantes en Amérique latine nous donnent quelques espoirs, mais l'aigle de l'oncle Sam, qui n'en est pas à son premier sale coup, depuis longtemps, affûte ses serres. Les peuples baissent la tête. Les Jaurès sont tout au fond de leurs tombeaux.

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