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La croissance qu’on ne cesse d’invoquer, de promettre, d’annoncer et qui ne vient jamais au «rendez-vous» (sic) est un postulat majeur, donc un impensé, des discours économiques que l’on entend tous les jours et auxquels ne correspond, semble-t-il, aucune théorie solide, réellement explicative ou capable, comme on le demande à la science, de nous faire prévoir les phénomènes et d’inspirer une action cohérente.
Rien n’est démontré, ni vérifié par l’expérience, mais les gouvernements, les experts et les travailleurs, tout le monde fait comme si la croissance seule allait «créer» des emplois, vaincre ainsi le chômage et sortir le pays de la crise. Les Français le croient, les Allemands aussi, à les écouter, et tous les autres peuples. On croit, c’est-à-dire on répète et on ne met pas en doute. On croit sa croyance partagée. On fait confiance. Ce qui serait l’essentiel ! Alors, c’est gagné pour les prêtres, pour le pouvoir… Pour le bon fonctionnement de l’économie ou du marché ! Les mécanismes intérieurs et sociaux de la formation des croyances sont complexes ! Nous n’allons pas les analyser ici, nous suggérons seulement qu’ils ont les mêmes effets, les mêmes vertus, qu’il s’agisse de religion ou d’économie et de politique. Si un groupe ou un peuple entier croit fortement à une chose, à un pouvoir, ça devient vrai, au moins un certain temps ! Ainsi la croissance économique est-elle dans notre civilisation un objet de foi collective, non interrogé. Savons-nous si elle est un objet de raison ?
Il faudrait commencer au moins par demander: quelle croissance ? De quoi, exactement ? De tout ? Quel tout ? Voilà des questions enfantines ! Quelles sont les productions utiles qu’il est souhaitable, nécessaire, d’augmenter ? Qu’est-ce qui manque réellement ? Mais en revanche, quelles sont les choses frivoles ou néfastes, dont il serait sage de diminuer, voire de supprimer à terme la production ?
On peut s’apercevoir aujourd’hui, avec la flambée des cours de pétrole, qu’il n’est pas bien raisonnable de continuer à produire des autos grosses consommatrices d’essence, ni de construire des autoroutes, ni d’encourager le tourisme par voie aérienne. L’A380 n’était peut-être pas une bonne idée. Les agriculteurs, de leur côté, pourraient (devraient) être incités à produire moins, mais mieux, en arrosant moins et en consommant moins d’engrais chimiques et de pesticides, etc. Donc, ce ne serait pas un mal si l’industrie chimique avait moins à produire, ainsi que l’industrie pharmaceutique. On déplore à juste titre que les Français consomment trop de pilules pour dormir et trop pour se ragaillardir ! Etc. Avec un minimum de recul, qui ne voit que nous vivons dans un système insensé, paradoxal ? Une soudaine meilleure santé se solderait par une décroissance de la production de médicaments, donc une crise de ce secteur ! Une aggravation du chômage ! Comment sortir de cette logique ? Par un peu de sagesse ? De simplicité ? En visant et en voulant, dans un certain nombre de domaines, des décroissances spécifiques et ailleurs des croissances non moins spécifiques, sans se préoccuper prioritairement du volume du PIB, sans se soucier de savoir si globalement tout de même «la» croissance ne sera pas préservée. Comme si la décroissance, c’était la honte et le malheur assuré ! Comme si décroissance rimait uniquement avec décadence !
Remettre en question le présupposé de la croissance, c’est s’engager sur la voie d’une déconstruction de l’économie, de son «inconscient», si l’on veut dire, lourd des choix idéologiques ou anthropologiques qu’il renferme. Curieusement, Jacques Derrida, qui a déconstruit tant de savoirs, tant de systèmes, tant d’évidences, n’a jamais à ma connaissance (je n’ai pas lu toute son œuvre) songé à déconstruire le système le plus massif, le plus banalisé, le plus présent, la «science économique» même, telle qu’elle s’exprime journellement (et journalistiquement !) dans des discours lancinants, obsessionnels, au cœur d’une modernité comprise comme indépassable. L’économie est bien en partie une science, porteuse d’une technologie, reconnaissons-le. Ou mieux dit, plus rigoureusement: il existe par tradition, par institution, une approche scientifique contrôlée des phénomènes économiques, avec des techniques de mesure et de calcul. Néanmoins, tout ce qui se pratique et s’énonce sous le couvert de l’économie n’est pas neutre, mais obéit, sans s’en douter, à une vision contestable du monde et de l’humanité, à une représentation singulière, que l’on doit pouvoir critiquer, de la nature et de la culture humaine.