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Dans son principe, la discrimination est porteuse d’une valeur négative indiscutable parce qu’elle exclut directement ou indirectement, elle opère des choix qui sont synonymes de racisme, d’ethnicisme, de sexisme, d’intellectualisme, etc. Les valeurs humaines (justice, paix, etc.) ou la notion de méritocratie lui sont extérieures. Dès lors, envisager une réflexion sur d’autres possibles de la discrimination, c’est-à-dire procéder à son utilisation «en vue de…» paraît abject et donc inadmissible. Et pourtant, son usage dans l’histoire des peuples s’est consciemment construit, soit négativement (racisme institutionnel, sexisme culturel, etc.), soit positivement à l’instar de la discrimination dite positive.
Qu’en est-il de la «discrimination positive»? L’expression même traduit le paradoxe qui entoure la notion de discrimination et atténue sa rigidité. Le monde évolue dans une trajectoire qui ne saurait seulement suivre son cours comme si de rien n’était. Le propre de la discrimination dite positive est de nous rappeler que le fil de l’histoire n’est pas si linéaire et qu’il s’est enchevêtré par moments voire par époques, laissant cours à des nœuds ou des impasses qui annoncent comme la fin de l’homme, l’impossibilité tout court de se profiler vers l’avant. La logique linéaire dont le propre est de nous maintenir dans cette succession d’événements faisant de chaque cause un effet escompté, libère autant qu’elle embrigade la justice. Il y a dans cette remise en question de la manière de lire l’histoire humaine, une sorte de retour aux scories et désordres pour les corriger voire les gommer. Le propre de cette forme de discrimination est d’entrer en dialogue avec le passé pour le réparer.
En effet, la discrimination positive peut également s’arroger d’autres coefficients comme la territorialité, l’origine sociale ou ethnique, l’enclave ou le déterminant culturel. Ces différents coefficients constituent des conditions d’existence plus ou moins prometteuses de l’accomplissement de l’homme. Dès lors, encourager des êtres humains vivants dans des conditions difficiles à accéder au mieux-être ou au stade du meilleur rendement d’eux-mêmes, pouvoir se poser comme un homme ou une femme capable de répondre de lui-même, contribue à davantage humaniser le monde. Se pose ici le problème de la stigmatisation d’autrui, qu’il soit au bénéfice de cette forme de discrimination ou pas. Le regard sur l’autre doit impérativement évoluer. Cette forme de discrimination n’est pas assimilable à du favoritisme mais permet d’éveiller l’intelligence qui aurait simplement et fatalement disparu dans un système inégalitaire. La condition sociale est un facteur important dont il faut tenir compte.
Au-delà de l’humanisme qui, au demeurant, n’a rien à voir avec du favoritisme, il devrait y avoir pour chaque être humain, un temps favorable, un Kairos qui définit un temps de grâce, une sorte de chance pour pouvoir décoller dans la vie. Qu’il soit donné à chaque être d’être cet «ouvrier de la dernière heure» qui échappe à la logique strictement plate avec ses sanctions sans appel. Telle pourrait être la dimension à la fois théologique et philosophique de la discrimination positive: un temps particulier dans le temps général. Il faudra pouvoir saisir ce temps favorable qui fait aussi appel à l’intelligence et à la sensibilité humaines.
D’autre part, n’oublions pas que l’idéal visé qu’est l’égalité humaine gardera toujours sa part d’utopie et de rêve dans ce monde où sévit aussi l’imperfection. Le facteur temps ne saurait à lui seul garantir le but et réaliser de manière définitive ce pourquoi la discrimination positive est sollicitée. Il faut trouver autre chose qui fasse éclore cette égalité humaine: par exemple d’autres valeurs qui échappent aux conditions proprement immanentes au monde.
Structurellement, c’est d’abord la politique via l’Etat qui transforme la discrimination en geste positif. En libérant cette possibilité, chaque Etat, qu’il soit dans les continents européen, asiatique, américain ou africain pourrait nourrir cette ambition de créer un monde d’égalité entre individus (l’école, la santé, l’accès à l’emploi, etc.). La discrimination positive peut également rendre les hommes sensibles et conscients de l’injustice originaire, des disparités pré-existantes et des décalages existentiels profonds. Il serait inimaginable, par exemple, que le principe de discrimination positive soit perçu comme une politique négative au sortir de la ségrégation (cas des Etats-Unis) ou de l’Apartheid (Afrique du Sud). Si on veut construire un Etat, il va de soi que ces désordres historiques puissent être rectifiés. La question est de savoir comment on accède au mieux être lorsqu’on sort d’une situation d’esclavage et que l’on doit vivre dans le monde des hommes longtemps libres.
Comment exiger la même chose des personnes vivant dans des conditions radicalement différentes? On pourrait formuler cette hypothèse: créer des conditions matérielles et culturelles qui permettent aux hommes de cohabiter. Cette dictature de l’universalisme qui stigmatise et oppresse le plus faible est un obstacle à l’égalité concrète des hommes.
Certes, aujourd’hui, nous n’appartenons plus à ces mondes radicalement ou ouvertement ségrégationnistes, même s’il existe des poches de résistance ci et là. Toutefois, il est important de franchir les barrières mentales qui nous formatent, même inconsciemment, pour accéder au monde universel – pas à l’universalisme – dans toute sa beauté et sa richesse. Et n’oublions pas que la discrimination positive, cet oxymore qui s’est historiquement imposé, n’a de sens que si elle vise à supprimer la discrimination elle-même. Autrement dit, recourir à ce moyen-là devrait être une politique circonstancielle, mais jamais une attitude permanente, car elle consacrerait le rabaissement de l’homme, son avilissement, sa perte.