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Le but de cette réflexion n’est pas d’inventer l’eau chaude ou marchander des illusions sur l’éternelle vie dont chacun a l’expérience. La vie est là, personne n’en connaît l’origine ni la destinée. L’immensité, l’importance voire la complexité de la vie interpellent le discours religieux tellement il paraît impossible de cerner ce thème du point de vue strictement scientifique. Ni la biologie, ni la chimie, encore moins la physique, ne peuvent satisfaire le désir humain sur la connaissance de la vie.
Pourquoi vivre? Dois-je l’accepter comme un principe alors qu’il n’est pas dit que la vie ne me joue pas souvent de sales tours? Et si je risquais de déroger à cette loi du vivre, que m’arriverait-il? Il est certain que je n’ai pas choisi de vivre au départ. Je me rends simplement compte que je suis précédé et je n’ai même aucun moyen de poursuivre mon enquête généalogique jusqu’à un certain point. La situation des Antillais et des Afro-américains revêt à ce sujet encore plus de drames. Être privé de son passé, de ses racines, renvoie incessamment le sujet humain à des questions insolubles.
Mais il y a deux manières d’être privé de son propre passé. La première, c’est la présence d’une absence permanente, l’impossibilité de nommer ce passé, cette origine comme le nom de l’ancêtre ou le nom précis du lieu. La seconde forme de cette privation est l’ampleur de la douleur de ce passé dont on ne connaît que l’histoire abjecte, résolument et définitivement infrahumaine.
Le poète Aimé Césaire dit à ce propos: «Il y a un mal-être martiniquais, il y a un mal-être antillais, qui se comprend bien. Pensez au type enlevé en Afrique, transporté à fond de cale, enchaîné, battu, humilié: on lui crache à la face, et cela ne laisserait aucune trace? Je suis persuadé que cela m’a influencé. Je n’ai pas connu ça personnellement, mais peu importe, l’histoire a sûrement pesé.»1
Cependant, étant là où je suis, je me demande bien ce qu’il faut faire et j’admets que cette vie qui est avec moi et dont je fais partie m’invite à m’engager. Or, l’engagement mérite une raison plus forte qu’il me faut découvrir chaque matin. Je deviens un producteur de sens pour moi- même d’abord. Et quand cesse cette production à laquelle je lie ma destinée, je me rends vite compte que le risque d’autodestruction qui est sécrété par ma démission est une aventure impossible. Alors je me ressaisis et je vois le monde autrement, ce lieu où doit s’exercer mon devoir d’homme, celui d’un être qui doit vivre. Le jeune philosophe suisse Alexandre Jollien parle de «métier d’homme»2, un titre évocateur qui interpelle l’homme et le met au centre de ses responsabilités.
Le questionnement existentiel permet, positivement, de poser la joie de vivre comme une conquête permanente, légitime et valable. Il y a un problème à vivre parce qu’il faut parvenir à en prendre conscience, à l’accepter dans le principe, à le comprendre et à décider de lui donner une orientation. Vivre c’est avant tout reconnaître la situation de crise qui précède, se retrouver dans cette fourmilière de questions qu’il s’agit d’aborder avec profondeur et lucidité au risque de subir plutôt que d’agir en opérant ses propres choix.
Pour trivial que cela puisse paraître, accepter de vivre joyeusement n’est pas une évidence, c’est une option qui me semble radicale et qui exige une rigueur dans l’analyse de ses priorités et une ferme volonté d’assumer ses responsabilités. Cette maîtrise est à la fois fondamentale et nécessaire pour crever l’écran de l’avenir. Car, faut-il malheureusement le dire, l’idéologie victimaire est l’un des obstacles majeurs à la joie de vivre, simplement parce qu’elle fonctionne comme une limitation de l’être humain et une sorte de machine à perdre. La victimisation de soi ne permet pas un dépassement de soi, une réalisation de la joie.
Le thème de la joie est assorti à celui du plaisir et du bonheur qui sont des constantes de la réflexion philosophique. Les épicuriens et leur hédonisme définissaient le but de vie comme la recherche immédiate du plaisir par les sens. Cette tentation reste d’actualité dans notre monde fou où le paraître est devenu un critère de plaisir et de bonheur. Les esclaves d’hier n’ont pas cessé de l’être. C’est le mode d’être esclave et donc privé de l’être véritable qui a changé. Or, la joie se moque du paraître, de ses parures incongrues et fantaisistes. La joie de vivre excède les limites de l’esclavage sous ses formes variées. La vie est donnée, il n’y a qu’à en puiser et à en faire quelque chose. Ce n’est pas simplement une donnée brute à admirer sans agir, la vie appelle à la contemplation qui produit des résultats dans la vie concrète.
La joie de vivre englobe ces trois phases: la contemplation, la transformation et l’agir qui devient une simple conséquence des deux premières phases. La joie de vivre va se transformer en projet de vivre concret comme un souffle qui pulvérise la personnalité individuelle et collective. La joie de vivre est dépassement nécessaire de la crise antérieure et ouverture. Vie et joie sont condamnées à opérer comme des synonymes parce qu’une vie sans joie n’a pas de véritable sens. La joie est par excellence un des contenus essentiels de la vie qu’il faut conquérir chaque matin.