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Un mot de mon père, alors ouvrier d’usine chez Paillard S.A. à Sainte-Croix, m’avait frappé: «Heureusement qu’il y a les Russes (c’était l’époque de l’Union soviétique), parce qu’ils (les patrons) sont vraiment trop durs avec nous». Ouvrier qualifié, fraiseur si je me souviens bien, il avait été remplacé par des Italiennes aux petites mains plus agiles, et s’était retrouvé, dans la quarantaine, manœuvre bon à porter des caisses. Il avait échappé à l’usine en reprenant un petit domaine agricole.
Effectivement, vers la fin de la seconde guerre mondiale, l’augmentation des salaires réels dans la foulée de la reconstruction des économies européennes engendre un quart de siècle de stabilité et prospérité. La prospérité devient un but déclaré des politiques, non par amour pour les masses, mais les élites politiques craignaient que les salariés occidentaux ne se jettent dans les bras du communisme. Les États-Unis avaient besoin de marchés extérieurs, d’où l’aide Marshall et un ordre économique sûr dans les pays industrialisés occidentaux inscrits dans les accords de Bretton-Woods. Le plein-emploi et la prospérité étaient à l’ordre du jour. «L’équilibre sociopolitique entre le mouvement ouvrier et la bourgeoisie était, de l’avis des élites politiques, le prix qu’avait à payer la bourgeoisie pour le maintien de son système économique et social et de son rôle dirigeant dans ce système 1».
On peut donc parler d’une société capitaliste dans laquelle un certain équilibre régnait entre les entreprises et le mouvement ouvrier. Or, durant les années 1980, Ronald Reagan aux Etats- Unis et Margaret Thatcher en Angleterre mettent en œuvre leur «révolution conservatrice». Reagan réduit l’Etat, sauf en matière de défense; il déréglemente le droit des sociétés, baisse les impôts des riches sans tenir compte de l’équilibre budgétaire, transfert fiscal que Bush Jr va démultiplier. Parlant de la pression implacable exercée sur les revenus du travail, George Waardenburg, sociologue du travail 2, note «qu’entre 1966 et 2001, la moitié de la hausse de l’ensemble des revenus est allée aux 10% les plus riches, le reste revenant (de manière très inégalitaire) aux autres 90%».
Outre-Manche, M. Thatcher réduit le pouvoir syndical, taille dans les dépenses publiques, réduit massivement les impôts des riches pour «favoriser l’investissement», démantèle largement l’Etat-providence. Précarisation de l’emploi, déréglementation du droit du travail, dégradation du système de protection sociale, la Dame de fer laisse un pays composé d’exclus (30% de la population), de précaires (40%) et de riches (30%), un pays où les inégalités sociales sont les plus marquées à l’échelle européenne. Cette révolution conservatrice ou néolibéralisme a gagné le vieux continent: les Pays-Bas, la Scandinavie puis l’Allemagne, la France... la Suisse n’étant pas en reste. Depuis l’effondrement du communisme, nous vivons toujours dans une société capitaliste, mais où la bourgeoisie d’affaires et financière peut se permettre n’importe quoi ou presque. Elle détient plus encore que par le passé le pouvoir sur les moyens de production. Elle «peut» donner du travail à celles et ceux qui n’ont que leur force de travail pour vivre, ou non. Pour faire tourner sa «machine à profit», elle n’a besoin que d’une partie des demandeurs de travail. Ceux dont elle peut se passer, les «non productifs», elle les laisse tomber.
1. Ton Veerkamp, «Der Gott der Liberalen», Argument Verlag, 2005, p. 87
2. Le Courrier, 8 novembre 2006