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Octobre 2021
Fonctionner n’est pas exister
Auteur : Margaret Zinder

Je poursuis, dans ce forum, ma tentative de comprendre la complexité de notre monde actuel. Mon chemin est aujourd’hui balisé par un psychanalyste et épistémologue1.

«Fonctionner» se présente comme la nouvelle grille de lecture du monde d’aujourd’hui. La différence entre fonctionnement et existence recoupe celle entre les technologies actuelles (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives, connues sous le sigle NBIC) et ce qui appartient à la vie, au devenir, à la pensée, à la création, à la situation.

Tout processus est prédictible, déterminé et modélisable car causé par ses parties et unités simples (réductionnisme physicaliste). Le monde est modélisé par la numérisation. Les données, micro-données et micro-comportements sont classés, comparés, corrélés pour construire des modèles de fonctionnements, prévisibles mais incompréhensibles. Le négatif, les limites de l’existence (maladie, mort, faiblesses, tristesses, handicaps) ne sont alors pas reconnus. Au contraire, «tout est possible» (abolir la mort – transhumanisme – (mourir devient un défaut technique), supprimer les handicaps – médecine purement réparatrice et prothétique –, déceler les prédispositions, évaluer les compétences, fixer un profil – tests et évaluation standardisés – ) pour continuer à fonctionner.

Puisque les machines calculent plus vite que les humains, on en a déduit qu’elles résolvaient les problèmes, voire qu’elles devaient décider à notre place (modèles de prédictions, programmes, gouvernance algorithmique). Or, un problème lié à l’existence ne pose pas une question numérique dépourvue de toute substance. Le fonctionnement ne permet pas de comprendre et de se représenter un problème de l’intérieur. L’amour par exemple ne se réduit pas à modéliser le fonctionnement d’un couple d’amoureux en additionnant des unités de comportements (se parler + s’embrasser + avoir des rapports physiques + se faire des cadeaux…). Et pourtant, nous tombons dans l’illusion que ces fonctionnements modélisés sont la réalité. Ce type de vue de l’extérieur rend les citoyens incapables de synthèse et dépourvus d’endosquelette qui devrait les structurer (cela aboutit à de la mauvaise foi qui s’abrite derrière des causes indépendantes: «étant donné mon histoire, mon ethnie, mes parents… je ne pouvais pas agir autrement»).

Être informé n’est pas connaître, encore moins comprendre, encore moins exister. Prévoir qu’un tel va divorcer ou va devenir obèse, signifie que cet usager de carte de fidélité est traité comme un «homme modulaire», déterritorialisé, profil construit et comptable.

Le «tout est possible» de la technique (et son corollaire le «toujours plus») s’est imposé comme le nouveau mot d’ordre de notre monde hyper-moderne. Miguel Benasayag

Voici, rapporté par Benasayag, un exemple de la colonisation du monde de la vie par la logique du bon fonctionnement. En vue de placer leur père âgé dans un EMS, les enfants disent au médecin: «Vous n’imaginez pas à quel point il a du mal à se faire un café!». La réponse pour la vie est de considérer que «c’est justement pour faire ce café compliqué qu’il faut rester à la maison, car toutes ces difficultés font partie du café, de la matinée, de la vie. Quand ces mêmes personnes sont, un peu trop hâtivement, déménagées dans une maison de retraite, le café est servi à la perfection et tout fonctionne bien… Tout, sauf la personne elle-même, coupée de son milieu…». Prendre un café n’est pas une pure compétence, un objectif à atteindre, une action à réussir, c’est un moment de vie significatif, l’épaisseur d’une existence. Ce père est une personne avec toute une vie en lui, des souvenirs qui sont peut-être aussi inscrits dans la forme de la tasse à café, dans les dessins de la nappe, dans la lumière qui passe à travers les rideaux de la cuisine… Malheureusement il n’est qu’un individu évalué en fonction de ses performances, son âge est vu comme un handicap, son vieux corps est considéré comme un frein au bon fonctionnement, au fonctionnement fluide et flexible.

La logique du bon fonctionnement fournit une nouvelle grille de lecture:

• Être âgé: ce n’est pas être un Ancien habité d’un riche vécu, c’est être dépassé, faible, perdre du pouvoir (à moins de le compenser par la consommation et l’apparence du bonheur).

• Être jeune: c’est avoir de l’ambition, être dynamique, innovant, entrepreneur (côté masculin tout au moins).

• L’écologie (équilibre entre l’homme et son environnement): ses problèmes seront résolus par des techniques innovantes.

• La Mort: se vit dans la solitude et la peur. Mais elle peut être repoussée (transhumanisme, médecine esthétique, prothétique) ou «réussie» («mourir dans la dignité»).

• La pensée, la réflexion: ne sont plus nécessaires, les réponses à toutes les questions sont données sur internet.

• Les relations sociales: chaque individu est un concurrent pour son collègue (gouvernement par la concurrence).

• Les handicaps: ils doivent être éradiqués chez l’embryon ou pour le moins invisibles (appareils auditifs), traités au niveau de l’individu (et non dans le milieu par exemple).

• Se souvenir: ce n’est plus l’humain riche de ses expériences («sculpté» par sa vie), c’est la mémoire isolée, substantialisée et cristallisée sous la forme d’unités inscrites sur un disque dur (on l’évalue ainsi).

• La Vie: elle a perdu sa dimension tragique, elle est enfermée dans «l’immédiateté permanente», elle se doit d’apparaître légère, fluide, ludique.

Nos sociétés postmodernes rejettent toute négativité au nom du «tout est possible». Nous verrons une autre fois les courants divers qui tentent d’apporter des réponses à l’échec de ce rejet.


1. Miguel Benasayag: Fonctionner ou exister ?, Éditions Le Pommier/Humensis, 2018.

Margaret Zinder, chercheuse en sciences humaines et sociales

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