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Décembre 2020
Colonisation des campagnes, déshumanisation des villes
Auteur : Philippe Biéler
Titre complet :

Pour mettre fin à la colonisation de nos campagnes et à la déshumanisation de nos villes

Selon certains experts, nous pourrions être 10 millions d’habitants en Suisse dans 15 ans à peine! Cette évolution correspond bien à notre sentiment: autoroutes surchargées, trains bondés, étalement des constructions et des infrastructures (1 m2 par seconde), disparition des campagnes, uniformisation des paysages.

Comment allons-nous gérer cet accroissement de la population? Ne nous laissons pas entraîner dans un réflexe de refus et de repli! Certains ont choisi de désigner un bouc émissaire – l’immigration, la «surpopulation» étrangère. Une telle attitude xénophobe est infondée, car il existe assez de place pour loger tout le monde, à condition de s’y prendre de la bonne façon.

Mais ne continuons pas non plus à laisser notre pays se développer de façon anarchique, comme une tache d’huile qui se répand petit à petit sur tout le territoire! C’est ce qu’on appelle le «mitage» du paysage. Nous devons cesser de disperser nos constructions, de construire à tout va en zone agricole et parallèlement de créer de vastes agglomérations sans cœur et sans âme, qui renforcent le malaise de la population, la violence, le vandalisme et suscitent des réactions de défiance et de fermeture.

Dans un opuscule roboratif et percutant1 , Jack Lang, ancien ministre français de la Culture, s’inquiète: «Éblouis que nous sommes – à juste titre – par les monuments de nos villes et de nos régions, il semble que nous ayons oublié de nous soucier du reste. Nous avons tracé des lignes pour délimiter ce qui valait la peine d’être préservé et admiré, comme des carrés VIP dont nous nous serions exclus nous-mêmes. (...) Combien de kilomètres devons-nous faire au travers de ces forêts de métal bariolé, d’enseignes démesurées, de néons blafards, avant d’entrer dans nos cités? (...) En moins d’un demi-siècle, oublieux que nous avons été de l’exigence esthétique, nous avons réussi à standardiser les périphéries de nos villes, qui se ressemblent désormais toutes dans leur concentration inégalée de laideur brute».

La juste solution porte ce nom terrible qui fait peur: «densification». Mais de quoi s’agit-il d’autre, en fait, que de rendre nos villes désirables, aimables, agréables, belles? Par une série de mesures d’aménagement en faveur des habitants, des piétons, des enfants et des vieillards, par la création de lieux de rencontre, d’espaces de jeux, de jardins et de parcs, par la valorisation du patrimoine bâti, par l’exigence de constructions de qualité, par le soin donné aux espaces publics et par la valorisation des mobilités douces, il est parfaitement possible de créer des villes de qualité.

Il faut être fier d'avoir hérité de tout ce que le passé avait de meilleur et de plus noble. Il ne faut pas souiller son patrimoine en multipliant les erreurs passées.
– Gandhi

Ne craignons pas la concentration: nos vieilles villes – parfois moyenâgeuses – qui nous charment tant, n’ont-elles pas justement parmi les plus fortes densités?

Quant à nos campagnes, elles sont prétendument considérées comme des zones où il est interdit de construire. Mais elles connaissent un véritable boom de la construction! D’anciens bâtiments sont détournés de leur but premier, des granges et des étables se transforment en maisons de vacances, de nouveaux grands bâtiments destinés à l’agriculture industrielle ou au tourisme enlaidissent le paysage. Effet boule de neige: tout ceci nécessite de nouvelles infrastructures, comme des routes d’accès par exemple. Ces constructions hors zones à bâtir dénaturent nos paysages, elles morcèlent et réduisent les habitats des animaux et des plantes sauvages. Les humains trouvent de moins en moins d’espaces de détente. Cela doit changer!

L’Initiative populaire fédérale contre le bétonnage de notre paysage (Initiative paysage), lancée notamment par Patrimoine suisse, a été déposée en septembre dernier à Berne avec sa soeur jumelle, l’Initiative biodiversité, munies de pas moins de 213.000 signatures. L’Initiative paysage vise à freiner le boom de la construction et le mitage en zone non constructible, elle soumet la construction hors zone à bâtir à des règles claires, elle préserve des surfaces proches de l’état naturel pour les animaux et les plantes, ainsi que des terres cultivées nécessaires à la production alimentaire autochtone.

La sauvegarde de notre cadre de vie passe par un double mouvement: d’une part, pour libérer ce qu’il reste de paysages naturels, nous devons concentrer notre développement (habitat, entreprises, infrastructures, etc.) sur les zones déjà bâties, «construire la ville sur la ville», et cesser de coloniser nos campagnes (Initiative paysage); d’autre part, et cela va de pair, il nous faut absolument redonner du sens et de la qualité à notre environnement quotidien, améliorer notre paysage bâti, afin que l’on retrouve du plaisir à y vivre. Densifier n’est pas antinomique de qualité, au contraire.

Jack Lang a lancé cet appel lucide et pertinent: «Il est temps que le respect de la beauté passée se double d’une exigence de la beauté à venir. Le «patrimoine» ne doit pas être seulement le mot sacré représentant d’un temps vertueux et révolu. Le soin consacré à certains espaces et monuments bien définis doit s’appliquer aussi à tout ce qui fait notre quotidien, le patrimoine de demain, les lieux collectifs, les transports publics, les zones périphériques, le mobilier urbain». Et Jack Lang de conclure: «Plus que jamais, le Beau doit être au centre de nos préoccupations. Une société qui ne s’occupe que de ses besoins immédiats et de son taux de croissance se meurt».

Philippe Biéler
Ancien président de Patrimoine suisse


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