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Décembre 2019
Piéger le carbone, oui! Piéger les paysannes et paysans, non!
Auteur : Paul Sautebin

Un ample mouvement social a mis irrévocablement la question du réchauffement climatique dans le débat public. Le défi climatique questionne l’ensemble des activités humaines: qui décide et en vue de quoi? Il est corrélatif à l’effondrement de la biodiversité, aux pollutions des sols et de l’eau, à la chosification des animaux, des plantes et de la raréfaction des ressources naturelles, la dégradation des paysages, etc… Mais aussi à l’exacerbation locale et globale des inégalités sociales, de l’exode, du chômage, des guerres de marchés et militaires. La justice et la démocratie se sont effacées sous les injonctions d’institutions qui ne sont responsables devant aucun peuple: OMC, Banque mondiale, BCE.

L’industrialisation de l’agriculture et de l’alimentation qui a pris un essor fulgurant depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et a démultiplié son impact social et environnemental, est responsable pour 23% du réchauffement climatique. Depuis les années quatre-vingts, la libéralisation des marchés agricoles a mis en concurrence toute les agricultures du monde, des plus industrialisées aux plus pauvres. Le dictat: «Produire toujours plus à moindre coût» s’est imposé partout en puissance au détriment de choix démocratiques: «que devons-nous produire, comment, où, pour qui, à quel prix?» La marchandisation de la nourriture, du fourrage, des animaux et des semences s’est internationalisée. Il en résulte qu’aujourd’hui, sur le plan mondial, l’agriculture est responsable pour 23% du réchauffement climatique. En Suisse on avoisine ce pourcentage si on prend en considération la part des importations – production et transport – du fourrage

L’exemple du swiss cheese!

Le principal secteur agricole du pays, la production laitière, illustre parfaitement cette dérive politique: près de la moitié de la surface agricole utile du pays sert au cheptel laitier. Pas loin de 50% du lait suisse est transformé en fromage, poudre de lait, lait condensé, etc.… dont la moitié est exportée. En termes de surface agricole ces exportations représentent pas moins de 15% du total du pays. De surcroît les producteurs de lait sont régentés sous l’égide de la Confédération par un système de gestion dit de segmentation qui induit une surproduction systématique au profit de l’industrie. En rapport à la surface agricole du pays il y un surnombre d’animaux de rente d’au moins 20%, ce qui implique l’importation annuelle d’un million deux cents mille tonnes de divers fourrages, dont une bonne part va à nos vaches laitières. Raison pour laquelle nos politiciens se bouchent le nez quand il s'agit d’exporter nos fromages vers des pays qui brûlent leurs forêts dans le but de nous fournir de quoi fourrager nos laitières.

Les autres productions agricoles du pays, à l’instar de la production de céréales, n’échappent pas à ce genre d’absurdité au mépris des producteurs. Ces dernières années, des dizaines de milliers de tonnes de céréales panifiables indigènes sont déclassées en fourrage au profit d’importation de plus cent mille tonnes de pâtons précuits sous forme de pains, croissants, viennoiseries… Tous les secteurs de notre agriculture génèrent des surproductions ou sous-utilisent leurs potentialités. Pour ne prendre en considération que l’aspect climatique, la pratique d’import-export de l’agroalimentaire du pays vient certainement doubler les émissions de CO2 officiellement considérées à 13% pour l’agriculture.

Les sols à la rescousse du climat, oui mais!

L’urgence climatique implique l’urgence d’une nouvelle politique agricole. Depuis les années cinquante la chimie et les engrais pétroliers se sont imposés sur les marchés avec le couronnement des politiques de l’Etat. Des plantes fourragères adaptées et dépendantes de ces produit chimiques sont venues supplanter les variétés qui les ont précédées. Un procédé agro-industriel s’est imposé au détriment de la fertilité naturelle des sols. Aujourd’hui, alors que les rendements de l’agriculture chimico-industrielle déclinent, des milliers de producteurs européens font la preuve de rendements élevés sur des sols revitalisés, qui se passent de chimie et de labour – sauf exception – et du coup réduisent leurs charges.

La revitalisation des sols agricoles est aussi appelée à la rescousse pour capturer et stoker du CO2. Revitalisation qui prendra du temps, exigera du travail et nécessitera des fonds publics. Or on voit se dessiner de la part des milieux libéraux et scientifiques une revitalisation des sols dont le seul but est de capturer et stocker du CO2, sans remettre en cause l’ensemble de la politique agricole qui implique les import-export, les méga fermes, les monocultures et toutes leurs conséquences sur l’environnement et les animaux. Ce concept de stockage s’inscrit dans la droite ligne entrepreneuriale libéraliste: ouvrir un marché de certification de droit de polluer du type du marché carbone international, inefficient mais profitable aux affairistes. Pour eux, il convient de protéger la poule aux oeufs d’or qu’est la subordination des producteurs aux règles du marché mondialisé. La PA 22+ en préparation sous la Coupole fédérale est coulée dans cette logique et ferme les yeux sur l’effondrement de l’agriculture et sur la sécurité alimentaire.

D’une pierre trois coups

L’urgence climatique appelle à remettre en cause ce que nous produisons avant même logiquement ce que nous consommons. Les domaines industriels, financiers, des transports, de l’éducation, des loisirs et de la culture sont tous questionnés. Il y a une réciprocité entre producteur et consommateur qu’il faut faire valoir. En agriculture, produire sainement renferme le manger sainement, tous deux passent essentiellement par produire et manger localement, ce qui suppose aussi une relocalisation et revitalisation de la production. Pour ce faire, l’agriculture doit être retirée du pouvoir de l’agro-industrie mondialisée et être réinstituée dans la démocratie. Financièrement, il est inadmissible que l’agriculture du pays coûte 8 milliards par année aux caisses publiques alors que sa destinée lui échappe. Il en va de même pour la revitalisation des sols et la revitalisation des fondements de l’agriculture. Les changements agronomiques qui s’imposent nécessitent que les marchés agricoles soient régulés afin de les gouverner et par là même garantir des prix et des revenus des paysannes et paysans. Comme l’expérience le démontre, la revitalisation des sols exige du temps et des fonds publics même si les producteurs pouvaient se délester d’une des plus grandes charges financières que représentent les fertilisants chimiques ainsi que la lourde mécanisation et la numérisation.

Le climat, la biodiversité et la santé publique bénéficieraient de ce changement de pratique agronomique. Aussi, en relocalisant l’agriculture, la réduction des importations laisserait un peu plus en paix des millions de familles paysannes de par le monde. Pour être cohérent, ce changement exige une lutte intransigeante contre les 30% de nourriture gaspillée. Du champ à l’assiette des règles doivent être légiférées pour réduire drastiquement ce gaspillage.

La question agricole est politique avant d’être privée. Si pour la Xe fois de l’histoire, les paysannes et paysans sont piégés, il incombe à chacune et chacun de se rendre sur les places publiques, de prendre sa plume, d’élever la voix, de se regrouper pour rédiger un manifeste. La crise du climat et celle de l’agriculture sont jumelles; il importe de les considérer dans le même mouvement.

Paul Sautebin courriel et tél. en page 9 du fichier PDF

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