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Juin 2017
Ainsi parla la multinationale …
Auteur : Yasmine Motarjemi
Titre complet:

Ainsi parla la plus puissante multinationale alimentaire du monde

«La raison du plus fort est toujours la meilleure.»
Le loup et l’agneau

Les leçons de Jean de La Fontaine et autres philosophes-poètes (Rumi, Saadi) que j’ai pu lire dans ma jeunesse n’ont pas suffi à me mettre à l’abri de l’erreur. Comme Rumi le dit bien, les mots ne suffisent pas, il faut vivre pour apprendre.

Hier soir, j’ai demandé au vieux sage
De me révéler le secret de la vie
Il a murmuré à l’oreille, chut!
Ceci est une expérience qu’on apprend
et non des mots qu’on entend.

De 1998 à ce jour, j’ai eu une expérience professionnelle où plusieurs fables de La Fontaine prirent vie. Comme dans la fable Le corbeau et le renard, par vanité ou curiosité, je suis tombée dans le piège du renard et mon sort fut celui prédit par l’adage anglais «Curiosity killed the cat» (la curiosité a tué le chat).

Un jour, le renard m’a dit: «Comme tu chantes bien!» A l’époque, je travaillais à l’Organisation mondiale de la Santé et j’avais une position de cadre supérieur. Un directeur de Nestlé m’a contactée et m’a fait part de son admiration: «Ô comme tu es brave et courageuse, comme tu communiques bien, comme tu es compétente. Nous t’admirons pour ta passion, ton professionnalisme et ton travail. Ne veux-tu pas venir travailler avec nous, chez Nestlé? Nous avons besoin de toi pour que tu sois la gardienne de la sécurité sanitaire des aliments, la conscience de l’entreprise.»

J’ai résisté à la tentation, mais le renard était insistant. Après une première déclinaison de l’offre, il est revenu. Alors, après deux années pendant lesquelles le renard m'a courtisée, j’ai lâché mon nid et je me suis envolée vers le sommet de la plus grande entreprise agro-alimentaire du monde pour devenir la Directrice de la sécurité sanitaire des aliments de Nestlé au niveau mondial. Je croyais que ce serait un poste important. C’est ce que le renard me disait.

Mais par la suite, je me suis rendue compte que je m’étais fourvoyée. À ce poste, j’ai vécu le sort du mulet chargé de l’argent de la gabelle dans la fable de La Fontaine Les deux Mulets. J’ai voulu protéger le trésor de l’entreprise, c’est-à-dire «la confiance des consommateurs». J'ai péri dans l’exercice. C’est ainsi que le rappelle le mulet portant l’avoine du meunier à son camarade:
«Ami, …,
Il n'est pas toujours bon d'avoir un haut emploi:
Si tu n'avais servi qu'un Meunier, comme moi,
Tu ne serais pas si malade
».

Bien que la leçon de morale de La Fontaine fût vraie dans mon histoire «Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute», elle est également valable, dans un sens plus large. Dans la société de moutons où nous vivons, c’est notre silence et le laisser-faire devant le mal, la violation de nos droits et nos valeurs, qui permettent aux renards, voire aux loups de prospérer. Ce sont les consommateurs crédules qui permettent aux entreprises sans éthique ou valeurs morales de s’enrichir sur leur dos. Comme Edmund Burke (1729-1797) le dit: «Pour que le mal triomphe, il suffit que les hommes de bien ne fassent rien». Finalement, je ne fus que la victime du silence des autres.

Alors depuis 2006, j’ai décidé de rompre ce silence et, comme l’agneau dans la fable Le Loup et l'Agneau, j’ai essayé de raisonner le loup, mais hélas ce fut en vain.

Mes conseils et remarques au nom de la sécurité sanitaire des aliments ont entraîné mon licenciement après un harcèlement psychologique très violent. J’ai entrepris une action en justice que Nestlé prolonge indéfiniment par de nombreuses mesures dilatoires. Voici quelques démonstrations des raisonnements de Nestlé au tribunal de Montbenon à Lausanne, en 2015-2016 (paraphrasés pour la rédaction de cet article).

On pose cette question au Président Directeur Général (PDG) de Nestlé:
Que reprochez-vous à la plaignante, alors que selon vos évaluations, avant ses signalements internes de dysfonctionnement, ses performances étaient toutes au-delà de vos attentes?

Il répond:
- Elle avait une idée de sa position qui ne correspondait pas à la nôtre.

Alors, lui reproche-t-on d’avoir trop bien travaillé?

On demande au PDG:
- Alors, pourquoi avez-vous attendu 9 années pour la licencier?
- On accumule des points de conflits, ensuite on se charge des alternatives, cela prend du temps.

On comprend le sens de «business excellence et management»: au lieu de gérer les problèmes, on les collectionne pendant des années, puis on licencie la personne qui proteste pour les dysfonctionnements. Alors, que deviennent les consommateurs dans un tel système de management de la sécurité des produits alimentaires ?

On demande au Directeur des ressources humaines:
- Monsieur, pourquoi n’avez-vous pas donné un cahier des charges à la plaignante, alors que depuis des années, elle demandait une clarification de ses fonctions et de ses responsabilités?

Il répond:
- Chez Nestlé, le personnel, particulièrement les managers d’un certain niveau, n’ont pas forcement de cahier des charges; ils décident eux-mêmes ce que sont leurs responsabilités et leurs fonctions!

Alors on peut se demander comment est-ce possible qu’on ait refusé la demande d’audit d’une personne si haut placée et qu'on ait ignoré ses signalement internes des dysfonctionnements?

On demande au Directeur de Corporate Gouvernance:
- Est-il vrai que la plaignante vous a signalé des défaillances dans la gestion de la sécurité sanitaire des aliments et qu'elle vous a demandé un audit professionnel et indépendant de son département?
- Oui c’est juste.

- Est-ce que vous l’avez fait?
- Non.

- Pourquoi?
- J’ai laissé son propre département et la hiérarchie s’en charger.

Étrange, que le Directeur de Corporate Gouvernance renvoie la plainte de dysfonctionnement dans la gestion de la sécurité sanitaire des aliments aux personnes elles-mêmes accusées de faute. On peut se demander à quoi il sert!

Suite aux déclarations du Directeur Général de Nestlé attestant que la sécurité sanitaire des aliments est très importante chez Nestlé, qu’elle est prise très aux sérieux et que son respect est la valeur fondamentale de l’entreprise, on demande au Directeur de Technologie et Développement des produits:

- Est-ce vrai que vous saviez que la plaignante avait des problèmes?
- Oui.

- Alors qu’avez-vous fait?
- Rien!

Tiens donc, voilà qu’on comprend le sens du sérieux et du respect.

On demande au Directeur des opérations:
Est-ce vrai que vous avez, plusieurs fois, raconté à la plaignante une histoire selon laquelle dans votre jeunesse, comme responsable des nuisibles, vous tuiez les cafards?
- Oui, c’est vrai, mais ce fut juste pour la convaincre d’accepter un poste ingrat.

Alors, on veut forcer la Directrice qu’on a courtisée pendant deux ans à prendre un poste ingrat, et on nie encore qu’il y a eu harcèlement?

On demande au Directeur de Qualité:
- Est-ce vrai que vous avez refusé d’écouter votre équipe de scientifiques qui vous dissuadait de mettre sur le marché un produit potentiellement dangereux?
- Oui, c’est vrai je n’ai rien à faire des intellectuelles scientifiques. Je prends mes informations dans le livre de cuisine «Le Larousse gastronomique».

Si Nestlé base ses décisions sur «Le Larousse gastronomique», Dieu nous garde de leurs produits nutritionnels et de santé produits avec les nouvelles technologies.

On demande au Directeur de Qualité:
- Qu’entendez-vous par le mot compétence (dans le contexte de la sécurité sanitaire des aliments)?
- Il s’agit de savoir mettre une capote (préservatif) sans avoir besoin de lire les instructions.

Quelle élégance pour un directeur qui dit que le respect est une valeur fondamentale de l’entreprise.

Ainsi parla la plus grande entreprise agro-alimentaire du monde au tribunal de Montbenon à Lausanne en 2016, défendue par un professeur réputé en droit du travail. Alors, la morale de l’histoire est que, même dans le pays de l’État de droit, «la raison du plus fort est toujours la meilleure».

Voir également: La lettre ouverte d’avril 2017 adressée à
Monsieur Ulf Mark Schneider, CEO Nestlé, sur le site de
MultiWatch.

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