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Avril 2015
Les armes, les jouets et nous
Auteur : Marc Gabriel

Depuis belle lurette, en fait depuis qu’homo sapiens sapiens bouffe, il a inventé toutes sortes de prolongements du bras dans le seul but de garnir son assiette, même avant l’invention de la dite assiette. Eh bien, s’il y a quelque chose qui n’a pas changé, c’est ça. Aujourd’hui, même si l’élevage a pour une large part remplacé la chasse, homo sapiens sapiens est toujours l’être vivant qui, s’étant lui même proclamé roi de la création et placé au sommet de la chaîne alimentaire, (ah cher Montaigne, où êtes-vous, vous qui disiez: «Aussi haut que l’on soit placé, ça n’est jamais que sur son cul!»), est, disais-je, l’être vivant qui massacre le plus, très très loin devant les pires dents de la mer et autres prédateurs monstrueux avec lesquels Hollywood fait ses choux gras.

Et, tiens, puisque nous parlons cinéma, j’invite lectrices et lecteurs à revoir de toute urgence, si ce n’est déjà fait, Le Président1 d’Henri Verneuil, tiré d’un roman de Simenon et mis en dialogues par Audiard. Ça date de 1961, mais c’est d’une brûlante actualité. Outre les moments savoureux, qui concernent par exemple l’Europe, Le Président nous fait entendre quelques pépites dont une se rapporte précisément au commerce des armes. Le président Beaufort (Jean Gabin) interpelle un député au nom ronflant en ces termes: (pardonnez-moi Saint Audiard de vous citer):

– (…) Monsieur Audran de Hauteville, qui défend avec talent d’ailleurs, la cause du désarmement et dont la famille fabrique depuis plusieurs générations des armes automatiques de réputation mondiale.

Les Hauteville n’ont pas de leçons à recevoir Monsieur Beaufort, ils pourraient par contre vous en donner.

J’en suis certain, venant de gens qui allient la vocation de pacifistes au métier d’armurier, j’aurais en effet beaucoup de choses à apprendre.

Voilà résumée, en trois petites répliques, toute la situation de l’industrie de l’armement en Suisse (mais pas seulement). Cette industrie – extrêmement florissante – fait chanter ses sirènes sur une musique bien connue, celle qui entonne le confortable refrain: si vis pacem, para bellum2. Parabellum a même donné son nom à un pistolet célèbre. Le marketing et les armes font bon ménage. Et donc, la planète est maillée de réseaux de marchands d’armes qui, au nom de la préservation de la paix, vous vendent de quoi massacrer allégrement votre prochain.

J’ai conscience, ici, de ne rien dire de bien nouveau et en tout cas, rien que vous ne sachiez déjà. D’ailleurs, un certain Pierre Larousse, grand amateur de dictionnaires et de pages roses, a écrit de cette latine locution: « … Il est paradoxal de dire que les gros bataillons assurent la paix. Les peuples sont de grands enfants: quand on a de si belles armes, il se trouve toujours des fous qui brûlent de les essayer».

Mais rassurez-vous, ceux qui les vendent, ceux qui les essayent et ceux qui les utilisent ne sont pas plus fous que vous et moi, sans doute même un peu moins, puisqu’ils ont rangé depuis longtemps tout idéalisme. Nous avions jusqu’au XIXe l’alliance sacrée du sabre et du goupillon, nous avons depuis l’alliance, pas vraiment sacrée, du sabre et de la finance.

Bref, vous avez aimé le XXe siècle avec ses belles guerres bien massacrantes, vous allez adorer le XXIe avec ses micros-guerres, plus discrètes, enfin pas vraiment, mais surtout plus rentables, plus circonscrites (nous évitons soigneusement qu’elles viennent nous embêter chez nous). Nous les réservons à quelques potentats éloignés, quelques dictateurs sans vergogne qui massacrent leurs propres populations, bref à des tristes sires dont la moralité est assez douteuse, mais le compte en banque (souvent ici en Suisse) extrêmement bien garni.

Tout à coup, je me sens comme Cassandre devant sa boîte; l’espérance y est-elle encore? Si aujourd’hui, et de plus en plus, la guerre se fait et tue par un «guerrier» assis devant un pupitre de commande, bien à l’abri, de plus en plus éloigné du «théâtre des opérations» (c’est comme ça qu’on dit «guerre» aujourd’hui), et de plus en plus lâchement, le gourdin du joli temps des cavernes est devenu un missile presse-boutonné à des milliers de kilomètres du «théâtre», voire un drone piloté lui aussi depuis un bureau très éloigné de ses victimes. Homo sapiens sapiens lui n’a que peu évolué et les jouets qu’on lui donne (non, on les lui vend) le rend de plus en plus lâche, de moins en moins concerné, – vous écrivez ce mot comme vous voulez: en un ou deux mots –, ne se salit même plus les mains en massacrant, il n’y a plus de sang, plus que des corps frappés d’en haut ou par derrière, bref homo sapiens sapiens ne veut plus voir la mort, ni la sentir, ni la fréquenter, ni l’assumer. Silence! On tue en silence, sans cri! Macabre théâtre où règnent le cynisme et la lâcheté.

Les armes ne sont en réalité que la pointe de l’iceberg, la guerre, celle que l’on ne voit pas, est économique, financière. Elle oppose aujourd’hui les consommateurs aux consommés, les riches aux pauvres (ne vit-on pas dans un pays où les millionnaires sont plus nombreux que les assistés?), le virtuel au forçat paysan, l’artisan ou l’ouvrier au boursicoteur (qui ne fait que se servir au passage sans rien produire). Ainsi va ce monde d’assis qui, pour consumer son trop plein de calories, s’enferme le soir venu, dans des salles de «culture physique» où homo sapiens sapiens transpire, pendant que l’on meurt de faim ailleurs. On croît cauchemarder devant tant d’imbécillité. Homo sapiens sapiens est allé décrocher la lune, mais il est incapable de partager ses richesses. Triste constat!


1. Puisse le corps enseignant montrer Le Président à nos enfants et les parlements européens se le projeter.
2. Si tu veux la paix, prépare la guerre.

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