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Février 2012
Perdre sa dignité
Auteur : Pierre Lehmann

Un dignitaire est quelqu’un qui a été élevé à une dignité, c’est-à-dire à une fonction éminente dans l’État ou l’Église. Cette personne est censée travailler pour le bien de la collectivité. Dans la mesure où elle utilise sa position pour obtenir des avantages pour elle-même, sa famille ou ses amis, elle devient indigne car elle trompe ceux qui lui ont fait confiance et crée une injustice puisque le commun des citoyens ne peut pas avoir accès aux mêmes avantages. De ce point de vue le président Sarkozy est indigne puisqu’il a utilisé son pouvoir présidentiel pour doubler son salaire de président sans en référer à une autorité indépendante. Il n’est bien sûr pas le seul et tous les dictateurs qui ont amassé des fortunes sur le dos de leurs sujets sont particulièrement indignes et devraient être traduits devant un tribunal. On en est loin.

La question est étroitement liée au pouvoir. Celui ou ceux qui ont du pouvoir ne l’ont en effet que parce qu’il y a des subordonnés qui se chargent de faire respecter leurs décisions. Et là se pose la question de la dignité de ceux qui acceptent de porter uniforme et casquette pour exécuter des ordres, quels qu’ils soient. Le fait que cela pose problème est mis en évidence par les militaires qui refusent d’exécuter des ordres qui violent par trop le sens de justice, de compassion ou de simple correction qu’ils ont en eux. Cela s’est vu en Israël, en Syrie et probablement dans d’autres armées, même en Suisse.

Il faut donc admettre que de suivre des ordres sans réfléchir est contraire à la dignité humaine. Mais cela met en question l’existence même d’une armée puisque son fonctionnement n’est guère possible sans l’obéissance inconditionnelle de ses soldats. On en arrive ainsi à se demander si l’humanité, répartie en États-nations dont la plupart des gouvernements entretiennent à grands frais des armées et développent des moyens de destruction de plus en plus perfectionnés est indigne de leur maison commune, la merveilleuse planète Terre. De fait, le surarmement mondial confine au grotesque. Pourtant tous les chefs d’État protestent de leurs intentions pacifiques. Ils repoussent simplement sur les autres la responsabilité de conflits futurs. Cette attitude est non-seulement indigne, mais encore incapable de mener à un monde en paix.

Dans les pays démocratiques, le pouvoir peut être contrôlé, au moins théoriquement, par le peuple puisque les autorités y sont élues. De plus dans certains pays le droit d’initiative et de référendum permet au peuple d’influencer les décisions politiques. Par contre l’économie libérale n’est soumise à aucun contrôle et n’a pas à s’embarrasser de considérations éthiques ou de justice. Il en est résulté une course effrénée au profit et à l’enrichissement personnel que l’on peut sans exagération qualifier d’indigne.

Que M. Vasella, directeur de l’entreprise Novartis, accepte de toucher des millions de francs par an alors qu’il ne peut pas ignorer qu’il y a des gens qui peinent à tourner avec leurs salaires, est parfaitement indigne. S’il ne le réalise pas, c’est que la richesse, même indécente, est vénérée pour elle-même et provoque l’admiration plutôt que la protestation. Pourtant cette richesse indécente n’a été possible que grâce au travail d’un grand nombre de personnes souvent peu, voire mal payées. Et dans le cas de M. Vasella au moins en partie, grâce aux primes d’assurance maladie toujours plus élevées que tous les citoyens doivent acquitter indépendamment de leur revenu. Il y a donc là une injustice patente dont le système s’accommode, ce qui est aussi indigne. Indignité et injustice sont, à mon avis, des notions liées: est indigne la personne qui s’accommode de l’injustice lorsque cela peut être à son avantage. Cela fait pas mal de monde, en particulier les membres de conseils d’administration qui acceptent d’empocher des bonus importants, simplement pour être assis quelques heures par an autour d’une table.

En fait on accorde une beaucoup trop grande importance à ceux que l’on appelle les dirigeants et on tend à oublier qu’ils ne sont rien sans ceux qui font le travail utile. Pour citer Karl Hess: «Toutes les fonctions dirigeantes sont les plus exaltées et les moins importantes dans notre société… un bon paquet de chômeurs endurcis, sans aucun talent utile comme celui de charpentier, ont toutes les qualifications nécessaires pour être dirigeants» (Karl Hess, Petit traité du bonheur et de la résistance fiscale, Éditions Xenia 2009). C’est peut-être un peu exagéré mais ça met l’accent au bon endroit.

Il y a, à mon avis, une certaine indignité à se prévaloir d’avantages sous prétexte de rang supérieur dans la hiérarchie du pouvoir alors que sans le travail fourni par la base cette hiérarchie s’effondrerait. Dans le petit bureau d’ingénieurs que j’avais créé avec des amis nous avions décidé que tous les employés auraient le même salaire, qu’ils soient ingénieurs, secrétaire ou autre. Cela évite les difficultés liées aux différences de rémunération et aux demandes d’augmentation. Les employés se partagent l’argent disponible résultant de leur travail. Allez proposer ça chez Nestlé!


Il y a des dignitaires qui ont grimpé aux
honneurs le long de leur indignité.
Ferdinand Bac

L’homme, tout compte fait, n’a rien à dire de l’homme.
Il peut se grandir ou se réduire à sa guise: tel un fou qui,
sans risque de contradiction, pourra choisir entre le délice
des grandeurs et celui de l’indignité.
Jean Rostand

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