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Octobre 2009
Une toute petite histoire de l’anarchisme
Auteur : Marianne Enckell

L'histoire de l'anarchisme ne commence pas avec l'insurrection étudiante de mai 68 et les grèves ouvrières de ce printemps-là, mais un siècle plus tôt, lorsque les ouvriers d'Europe et d'Amérique créent leurs premières organisations. Ou quand Proudhon revendique le mot: si c'est votre ordre qui règne, alors oui, je suis anarchiste! C'est une histoire d'hommes et de femmes en lutte, avides de savoir et de changement social, de culture et d'idéal, qui veulent en finir avec la domination et portent en leur cœur un monde nouveau.

Quand les typographes et les ouvriers du bâtiment font grève à Genève, en 1868, des soutiens financiers leur arrivent de plusieurs pays d'Europe. L'Association internationale des travailleurs affirme que «l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes». Mais bientôt deux courants s'y affrontent, « marxistes » et anti-autoritaires ou fédéralistes. Au congrès de Saint-Imier, dans le Jura suisse, en septembre 1872, ces derniers déclarent que «la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat» et que « les prolétaires de tous les pays doivent établir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarité de l'action révolutionnaire ».

Le mouvement anarchiste est né là. Les idées anarchistes, elles, ont eu des précurseurs, et de taille. William Godwin est le premier philosophe des Lumières à élaborer, en 1792, une conception opposant la «justice politique» à l'existence d'une sphère politique séparée, à proposer donc l'abolition des gouvernements et des Etats au profit du bien commun. Sa compagne Mary Wollstonecraft affirme haut et fort les droits des femmes, égalité et autonomie. Bien longtemps avant eux, Etienne de La Boétie avait parlé de la «servitude volontaire», révélant une autre facette de la domination. Aux Etats-Unis se développe au XIXe siècle un courant hostile à toute ingérence de l'Etat et défenseur de l'autonomie personnelle, avec des auteurs comme Henry David Thoreau (La désobéissance civile, 1849).

Les anarchistes, des personnages de noir vêtus, une bombe sous le bras ? Certes, la dynamite a été prisée pour en finir avec le vieux monde. En 1892, les bombes de Ravachol détruisent les maisons de deux juges qui avaient condamné lourdement des ouvriers pour avoir mené une prétendue émeute le 1er mai de l'année précédente. Le couteau de Caserio tue un président de la République française en 1894, l'arme de Czolgosz quelques années plus tard un président des états-Unis…

Lorsque l'expression de «propagande par le fait» a été créée, elle désignait simplement le passage à l'action directe – affirmation, résistance ou contestation – en complément à la propagande par la parole et par l'écrit, outils traditionnels d'un anarchisme éclairé. Mais les anarchistes sont les premiers à être victimes de la répression. Huit à dix ans de bagne pour avoir crié « vive l'anarchie » au bistrot, pour avoir placardé un tract antimilitariste, tel était le tarif dans la France des années 1890. Vingt-deux années de prison pour Alexander Berkman pour avoir tenté d'abattre un patron qui avait violemment réprimé une grève à Chicago. La chaise électrique pour Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti, arrêtés en 1920 aux états-Unis et exécutés sept ans plus tard pour un hold-up qu'ils n'avaient pas commis; leur ami Andrea Salsedo avait été retrouvé mort sous la fenêtre d'un commissariat de police new-yorkais, tout comme le sera Giuseppe Pinelli à Milan en 1969. Pas étonnant que l'étendard des anarchistes soit noir, couleur du deuil et de la révolte.

Lorsque le Parti communiste prend l'hégémonie sur le mouvement syndical international, les anarcho-syndicalistes redonnent vie à l'AIT en 1922, avec des organisations d'une douzaine de pays. La crise économique des années 1930 puis le fascisme portent un coup dur aux organisations. La révolution et la guerre civile d'Espagne en 1936 seront l'occasion d'une forte solidarité; c'est le plus beau chapitre de l'histoire de l'anarchisme, malgré ses suites tragiques.

La confédération anarcho-syndicaliste CNT, fondée en 1911, avait mis toutes ses forces dans l'éducation du peuple, la pratique de l'organisation et la préparation de l'insurrection. En juillet 1936, les anarchistes sont prêts à riposter au coup d'Etat du général Franco et montent aux barricades. Pendant des mois, ouvriers et paysans ont vécu le communisme libertaire dans les usines et les villages, dans les milices, dans les familles, dans les services publics; des dizaines de milliers de femmes ont participé à l'organisation des Femmes Libres. Mais ils devaient aussi faire la guerre pour défendre leur nouvelle société. Peu à peu, l'industrie tout entière devient industrie de guerre ou d'arrière-garde, et « la guerre dévore la révolution ». Les collectivités sont étouffées par une armée aux ordres des staliniens. Des milliers d'anarchistes et de républicains sont massacrés ou emprisonnés, des centaines de milliers prennent la route de l'exil et se trouvent confinés dans des camps établis à la hâte sur les plages françaises de Méditerranée.

« Notre patrie est le monde entier, notre loi la liberté », chantent les anars italiens. La Commune de Paris de 1871 avait attiré des militants de partout; et les communards qui durent s'exiler en Suisse, en Belgique, en Angleterre ou en Espagne y furent accueillis comme des frères.

Pendant la révolution mexicaine, de 1910 à 1919, Emiliano Zapata mène ses troupes sous le drapeau de Tierra y Libertad, un slogan dont l'écho est arrivé jusqu'à nos jours: venu de la Russie du XIXe siècle, il est passé par l'Espagne pour retourner aujourd'hui au Chiapas. En Ukraine, de 1917 à 1921, Nestor Makhno mène l'insurrection paysanne contre les Blancs, puis contre les Rouges qui veulent en finir avec les anarchistes; dans l'île de Cronstadt, marins et soldats instaurent une Commune libre jusqu'à ce que l'armée rouge aux ordres de Trotsky l'écrase. En Chine, le romancier Pa Kin traduit les classiques anarchistes et publie des brochures en soutien à la révolution espagnole. Dans les conseils ouvriers en Allemagne, en Italie et en Hongrie, en 1918-1920, les anarchistes ont mis toutes leurs forces. Gustav Landauer, commissaire à l'éducation de la Commune de Munich, est assassiné en 1919, peu après Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les leaders socialistes révolutionnaires. La Commune de Budapest est écrasée dans le sang; les occupations d'usines de 1920 en Italie, témoignant de la force du syndicalisme révolutionnaire, sont sabotées par les socialistes qui ouvrent la voie à la «contre-révolution préventive» organisée par les bandes fascistes et l'état.

Émigration et exil sont souvent le seul moyen d'éviter la mort violente ou les années de prison. Déportés en Nouvelle-Calédonie après la Commune de Paris, Louise Michel et Charles Malato y rencontrent les Canaques et leur aspiration à l'autonomie; fonctionnaire en Indonésie, Multatuli quitte ses fonctions pour dénoncer le colonialisme néerlandais dans son roman Max Havelaar; étudiants à Londres, Jomo Kenyatta et Julius Nyerere suivent les discussions du groupe anarchiste; plus récemment, insoumis et déserteurs français et américains dénoncent les guerres impérialistes en Algérie et au Vietnam. Soutenir les luttes de libération «nationale» sans soutenir les Etats en devenir reste un défi. L'apparition récente de groupes anarchistes en Indonésie, aux Philippines, au Nigeria, stimulés par des jeunes gens formés dans des universités du Premier Monde et nourris de l'internet, changera-t-elle la donne ?

Quand nous en serons au temps d'anarchie

En 1901, Francisco Ferrer fonde à Barcelone l'Ecole moderne, qui s'inspire du rationalisme scientifique et fait confiance au progrès. Elle prône la coéducation des sexes et des classes sociales, afin d'attaquer à la racine les préjugés et de préparer des générations lucides. Vers la même époque, Paul Robin et Sébastien Faure ont dirigé en France des écoles libres basées sur la liberté, la confiance, la mixité, la combinaison entre travail manuel et travail intellectuel. Mais c'est l'expérience de Ferrer qui a le plus d'écho: après son assassinat en 1909, des Ecoles Ferrer se fondent au Brésil, aux Etats-Unis, en Italie, à Lausanne. La pédagogie active et les écoles alternatives se sont toutes inspirées, directement ou non, de ces prédécesseurs.

« Devenons plus réels », disait Bakounine aux ouvriers de Saint-Imier en 1871: que l'organisation révolutionnaire se double d'une « vraie solidarité fraternelle, non seulement en paroles, mais en actions, pas seulement pour les jours de fêtes, de discours et de boisson, mais dans la vie quotidienne ». Depuis, on sait que des « colonies libertaires » se sont créées de la Belgique au Brésil, des États-Unis en Uruguay. Après mai 1968, certains sont allés faire du fromage de chèvre et manger des châtaignes dans des hameaux désertés de la France du Sud. D'autres, nombreux, plaident pour l'adoption d'une langue internationale, l'espéranto, manière d'abaisser les frontières et les barrières entre les peuples. L'objection aux impôts, aux vaccins, aux institutions du mariage, du vote et de l'armée participe de la même démarche. Aujourd'hui, c'est de par le monde que fleurissent les espaces autogérés, squats ou infokiosques où l'on essaie de vivre sans argent ni maître, où l'on invente de nouvelles formes d'échanges et de manifestations. En même temps, on voit réapparaître de solides mouvements anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires dans nombre de pays, sous diverses étiquettes.

En 1984, année symbolique s'il en est, quelques milliers d'anarchistes ont convergé vers Venise pour y participer à des débats, assister à des concerts et à des expositions, se raconter leurs pratiques. En 1993, ils étaient presque aussi nombreux à Barcelone pour une Exposition internationale. Lieux privilégiés que ces grands forums pour faire se rencontrer des compagnons de langues et de cultures diverses, tenants de l'anarchisme classique et jeunes squatters, universitaires chenus et punkettes bariolées. Entre ces deux réunions, la géographie de l'anarchisme avait pris de nouvelles dimensions: en Amérique latine et en Europe de l'Est se reconstituaient des groupes, des publications, des mémoires. Ce développement multicolore et multiforme n'a pas arrêté depuis lors: les anarchistes ont bel et bien un avenir.

Ce texte est extrait d'une brochure disponible au CIRA (comme des milliers d'autres ouvrages sur l'anarchisme) ou sur internet: www.ephemanar.net/anarmarian.html.

Bibliothèque du CIRA, avenue de Beaumont 24, 1012 Lausanne  www.cira.ch

 

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