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Juin 2008
Quand la complication chasse la complexité
Auteur : Pierre Lehmann

Qu’est-ce qui distingue la complication de la complexité? Pourquoi faut-il opposer ces deux notions?

En résumé: la complexité est le propre de la vie et de ses manifestations, alors que la complication est celui des constructions humaines. La complexité engendre la stabilité, le bien-être, la coopération. La complication aboutit à l’instabilité, au disfonctionnement et finalement aux catastrophes. Plus la complexité – ou biodiversité – est grande, plus la complication est grande et plus le système est potentiellement instable et nécessite des mécanismes de contrôle.

Complexité / Les entités vivantes – une plante, un animal, une personne, un écosystème – sont des touts indivisibles et fonctionnent comme tels. Un tout n’est pas constitué de parties et ne peut être assemblé. Il naît, vit et meurt. Ce que nous considérons comme partie – par exemple un organe – n’a pas de signification en dehors du tout auquel il appartient. Le tout a un «ordre impliqué» (terme repris de David Bohm: «Wholeness and the implicate order», Ark Paperbacks, 1983) qui fait que les soi-disant parties satisfont à une finalité qui est le maintien de la santé du tout.

Extraites du tout, les parties ne sont plus fonctionnelles. Elles ne sont plus qu’un ensemble de molécules condamné à dépérir ou à servir de nourriture à d’autres touts. Le fonctionnement d’un tout suppose, me semble-t-il, une «finalité naturelle» qui permet d’assurer l’ordre impliqué. Dans cette perspective, le génie génétique est une imposture. Le gène n’est rien sans la cellule, laquelle n’est rien sans l’organe, lequel n’est rien sans l’être vivant, etc., jusqu’à la biosphère et au cosmos.

La science actuelle, fondée sur le postulat d’objectivité, ne peut pas aborder la vie puisqu’elle rejette toute finalité. Cette manière de pratiquer la science remonte à Bacon et Descartes (16-17e siècles). Pour Aristote (4e siècle avant J.-C.), l’acceptation de la finalité allait de soi. Par ailleurs, l’avènement de la physique cantique remet le rejet de la finalité en question (voir: Hans Primas, «Undenken in der Naturwissenschaft», Gaïa 1, No 1, 19092). Il n’y a donc pas de «science du vivant», si par science on entend la science dite objective telle que pratiquée aujourd’hui et qui est malheureusement devenue une sorte de religion.

Cette science rejette l’irrationnel qui fait pourtant partie de la vie. Par irrationnel, il faut entendre ce qui ne peut pas être justifié sur la base de faits établis et de déductions logiques. Il s’agit plutôt d’un «hors rationnel» qui ne s’oppose pas au rationnel mais lui est complémentaire. Il inclut les croyances, les émotions, les fantasmes, voire les «miracles». La science actuelle est donc d’une certaine manière borgne puisqu’elle laisse de côté une partie de la réalité, ce qui fait que la vie lui est incompréhensible.

Comme le souligne Primas, une science vraiment holistique ne peut pas aborder la nature en la considérant comme un ensemble de parties et de systèmes, mais doit partir du tout lui-même et garder à l’esprit la plénitude de l’être et donc considérer la physis et la psyché comme deux aspects complémentaires d’une même réalité.

L’indivisibilité du tout se retrouve aussi en physique, l’onde et la particule étant des manifestations complémentaires attachées à la matière. Vu du tout, ce que l’on considère comme partie dépend du contexte, de la question posée (voir par exemple: Marie-Louise von Franz, «Quelques réflexions sur la synchronicité», La synchronicité, l’âme et la science, Albin Michel, 1995). Relevons que dans le monde de la complexité – et de la physique quantique – la notion de causalité est relativisée. Il y a des phénomènes sans causes, même d’ailleurs à l’échelle de l’homme (pendule de Foucault).

Complication / Les constructions humaines peuvent être très sophistiquées, mais comme elles n’ont pas d’ordre impliqué, elles doivent être contrôlées de l’extérieur. Pour certaines de ces constructions, par exemple les centrales nucléaires, le mal fonctionnement peut avoir des conséquences catastrophiques, ce qui oblige à multiplier les systèmes de sécurité et donc à augmenter encore la complication sans pour autant éliminer les risques. Une trop grande complication finit par compromettre le fonctionnement (Superphénix et vraisemblablement ITER).

Mais pour l’homme la complication a l’avantage de relever entièrement de la causalité et reste en principe toujours compréhensible et, croit-on, gérable. Il en est résulté que l’homme s’imagine que, à grand renfort de science et de technologie, il pourra remplacer la complexité qui lui échappe par la complication qu’il pense pouvoir contrôler (voir: Gaïa versus servoglobe, présentation que j’ai faite à un des séminaires organisés par M. Courajoud). Il s’agit là d’une entreprise impossible, voire suicidaire, car il n’y a pas d’interface entre la complexité et la complication. Il s’agit de deux démarches sous-tendues par des processus et des logiques incompatibles. La complexité ne peut pas résulter d’une complication toujours plus perfectionnée.

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