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Avril 2008
Décroissance et pouvoir
Auteur : Pierre Lehmann

Il faut peut-être d'abord préciser le sens des mots. Que signifient au juste développement, croissance, décroissance ? Pourquoi a-t-on voulu qualifier ces termes en leur accolant des adjectifs comme durable ou soutenable ?

Développement est probablement le mot qui porte le plus à confusion. S'il s'agit d'un être vivant, le développement décrit en fait un cycle fermé qui va de la naissance à la maturité, à la mort et au renouveau. Dans sa conception économique par contre, développement signifie croissance permanente d'activités diverses et se mesure le plus souvent en termes d'argent, par exemple par le produit national brut par habitant (PNB/hab). Dans le premier cas la santé exprime un état d'équilibre, dans le second un taux d'augmentation. Si vous êtes en bonne santé, la température de votre corps est stable; si votre entreprise est en bonne santé, son chiffre d'affaire augmente. Le «développement durable» n'est qu'un simple pléonasme dans le monde vivant, puisque le développement de multiples êtres vivants est la condition même de la vie sur notre planète. S'il s'agit d'entreprises humaines, le développement durable est synonyme de croissance économique permanente ce qui est une absurdité dans un monde fini. Ce développement est en passe de détruire la biosphère et la société. La décroissance exprime donc la nécessité de réduire les impacts négatifs des activités humaines et de revenir à une relation saine des hommes entre eux et des hommes avec la nature.

Le développement au sens économique est donc contre nature et suppose, pour l'imposer, un pouvoir, si possible fort et centralisé. Réciproquement, le pouvoir a besoin du développement – de tout et n'importe quoi – pour justifier son existence. Pas de développement sans pouvoir, pas de pouvoir sans développement. Il en est résulte que le développement est décrit, et malheureusement perçu, comme la condition première de la prospérité et du bonheur des peuples. Cela est bien illustré par le fait que les pays non encore industrialisés ni asservis à l'économie sont considérés comme «sous-développés». Connotation manifestement négative, comme si leur mode de vie, leurs savoirs, leurs visions du monde étaient inférieurs à ceux des pays dits développés.

Cette notion de sous-développement est apparue au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale dans le cadre d'une campagne politique destinée à soumettre le monde à l'hégémonie américaine. C'est en effet le 20 janvier 1949 que Harry Truman, entamant son deuxième mandat de président des Etats-Unis, déclara: «Nous devons concrétiser un nouveau et audacieux programme destiné à faire bénéficier les pays sous-développés de nos progrès scientifiques et industriels de manière à améliorer leur condition et accélérer leur croissance». (voir: Gustavo Esteva, “Development”, dans"The Development Dictionary", Zed Books, 1992). Comme le souligne Esteva, le 20 janvier 1949, 2 milliards d'êtres humains se sont tout à coup trouvés «sous-développés», ont cessé d'être ce qu'ils étaient avec toute leur diversité, pour n'être plus que des pauvres diables attardés qu'il convenait de hisser à bord du bateau du développement pour leur permettre d'adopter la manière de vivre des Américains (The american way of life). Le concept de «sous-développement» a été adopté presque instantanément par le monde entier, en tout cas par les dirigeants des Etats. Le pouvoir tenait là un argument extraordinaire pour se présenter comme celui qui allait guider le monde dans son développement. Dans sa marche forcée vers un eldorado parfaitement fictif dont personne ne sait à quoi il va ressembler. Qui développe quoi, où, comment et pour qui ? Quel est le but du développement et comment saura-t-on s'il a été atteint ? Questions qui restent sans réponse. En attendant, le développement, tel qu'il est, détruit le monde et aura probablement été la pire calamité que l'humanité ait eu à subir.

La décroissance affirme qu'il faut arrêter cette course vers la mort et redonner à la vie et à la joie de vivre le rôle central dans le «développement» (mais oui) de la société. Cela implique, à mon avis, la disparition des pouvoirs institutionnalisés. Et comme l'a suggéré l'anarchiste américain Karl Hess, renverser le pouvoir ne suppose pas nécessairement une action violente. Il disparaîtrait très rapidement si les citoyens se mettaient tout à-coup à l'ignorer ou à se moquer de lui. Qu'est-ce qu'on attend ?

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