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Février 2008
Une société profondément injuste
Auteur : Pierre Lehmann

Cet article revient sur le thème de notre forum précédent.

La violence chez les jeunes est une conséquence de la manière dont la société est organisée et fonctionne. Le problème est lié à la densité de la population et à la structure des Etats. Ces derniers, à de rares exceptions près, comprennent des millions de personnes dont ils essayent de contrôler les comportements par des lois et des règlements. Ils sont gérés par des hiérarchies de pouvoir de plus en plus verticales et éloignées des citoyens mais de plus en plus proches des pouvoirs économiques et financiers. En Suisse, le milliardaire Blocher était conseiller fédéral. En France le président Sarkozy prend ses vacances sur le yacht du milliardaire Bolloré, aux USA le président Bush a été mis au pouvoir par l’industrie pétrolière, la plus puissante des multinationales. Les pouvoirs discutent et se soutiennent entre eux et défendent essentiellement leurs propres intérêts et ceux de leurs amis. Police et armée garantissent leur pérennité.

Tout cela aboutit à une société profondément injuste. Ceux qui la dirigent acceptent sans états d’âme que coexistent des gens fortunés, millionnaires, voire milliardaires, et des gens miséreux arrivant tout juste à survivre. Ces derniers sont évidemment les plus nombreux et, même si l’assistance sociale leur permet d’exister, beaucoup d’entre eux se sentent exclus. Si on ajoute à cela que le travail est de plus en plus dévalorisé au profit des activités financières et que la compétition sert de principe à l’économie, il n’est guère étonnant que beaucoup de jeunes en arrivent à détester un monde dans lequel ils ne se sentent pas bienvenus, sinon pour être exploités. Travailler pour quoi faire? Pour assurer le salaire indécent de MM. Vasella (Novartis), Ospel (UBS) et autres profiteurs du système?

Le fossé entre les salaires les plus élevés et les plus bas (le rapport est de l’ordre de l000) ne résulte pas de différences d’intelligence ou de compétence. Les personnes au salaire élevé ont eu plus de chance, elles se sont peut-être trouvées au bon endroit au bon moment et ont montré des aptitudes qui convenaient pour réussir dans un créneau lucratif. Elles sont probablement rusées et savent se faire valoir. Mais elles ne sont pas pour autant plus utiles à la société que ceux qui gagnent peu. Qu’est-ce qui prouve que M. Ospel est plus intelligent et plus utile que celui qui balaie la rue? Son salaire indécent n’a aucune justification sociale et l’injustice est donc flagrante. Mais les privilèges sont défendus avec détermination, par la force s’il le faut, et cela crée un monde sans espoir pour ceux qui sont laissés pour compte. Un monde sans espoir et injuste mène à la violence, voire à la révolution.

« La violence, tout comme le vandalisme, le non-respect de l’hygiène, les bruits, les injures, est une dimension constitutive de toute vie sociale, une forme de rapport social. Mais la violence devient un problème lorsqu’on ne sait plus faire avec elle ».
S. Roché

L’être humain a aussi, et peut-être surtout, besoin de convivialité et d’amour. Ces deux fondements de relations humaines harmonieuses ne figurent dans aucun programme politique. Les partis promettent bonheur et prospérité, mais aucun ne veut prendre en compte les besoins émotionnels des gens. La famille est censée y pourvoir, mais elle a de plus en plus de peine à remplir son rôle, soit que les deux parents travaillent et doivent mettre leur enfant dans des crèches – dont la multiplication fait partie des promesses électorales – soit qu’il s’agisse de familles monoparentales. Une fois plus grands, les enfants sont souvent laissés à eux-mêmes et se retrouvent assez naturellement en bandes.

Dans certaines banlieues la nature est presque totalement absente et l’on ne voit que béton et bitume. On n’a pas les mêmes jeux sur le goudron ou dans la forêt. Dans les énormes et tristes locatifs qui ont souvent des dizaines d’étages, on est entièrement dépendant des services généraux (électricité, eau, ascenseur, égout, voirie) ce qui renforce le sentiment d’impuissance de ceux qui ont déjà des difficultés pour payer leur loyer. Vivre dans des agglomérations ne favorise pas la sérénité. L’agglomération n’est pas la cité à l’urbanisme harmonieux, lieu de convivialité et de culture. Et n’oublions pas les jeux vidéo et la télé sur lesquels la violence est omniprésente, ce qui fait croire aux jeunes que la violence est un comportement normal.

En l’absence de contact avec des adultes, les groupes de jeunes créent leur société propre avec ses codes de conduite et ses rites. Le rite est un moyen de maintenir la cohésion, Il célèbre l’allégeance au groupe et à ses mythes. Les chrétiens prient et chantent à l’église, les musulmans à la mosquée. Les jeunes incendient des voitures et se déchaînent dans les stades de foot. De tous ces rites le système économique fait table rase pour ne maintenir que la dévotion à la croissance économique et à l’enrichissement d’actionnaires qui ne représentent qu’une faible partie de la population et dont le jeune de banlieue ne peut guère espérer faire partie.

Il semble difficile de ne pas conclure que la violence des jeunes est un signe qui indique une décomposition de la société industrielle dominée par l’économie. On ne peut éternellement contrer la violence par une autre violence. Et il faut se demander avec Gilbert Rist ce qui autorise l’économie à gouverner le monde si elle ne servait pas d’abord à légitimer le pouvoir et la richesse de ceux qui s’en réclament (Luttes au pied de la lettre, Editions d’En bas, 2006, p. 210). Il faudrait aussi se demander s’il n’y a pas un (seuil du) nombre de personnes au-delà duquel une société conviviale n’est plus guère possible. Cette question mérite un développement qui allongerait par trop cet article.

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