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Octobre 2019
Face-à-face sous la Coupole fédérale
Auteur : Margaret Zinder

Le pouvoir symbolique est le pouvoir de faire des choses avec des mots… la vérité de l’interaction n’est jamais tout entière dans l’interaction telle qu’elle se livre à l’observation.   — Bourdieu

Au cours d’une journée d’accueil au Palais fédéral à Berne, les membres d’une Commission fédérative d’un syndicat ont eu l’occasion de questionner quelques députés qui quittaient, entre deux votes, leur session parlementaire. Il n’est pas question de rapporter en détail les paroles échangées, mais j’aimerais ici, en recourant à quelques références théoriques, analyser l’interpellation d’un député UDC (Union démocratique du centre) nommé ici B, par un syndicaliste nommé A.

D’entrée de jeu, A déplore et porte un jugement critique sur les agissements patronaux envers ses ouvriers, de l’ancien chef du parti de B, représentant typique du pouvoir conservateur et de la richesse en Suisse. Le chef d’un parti étant l’homme identifié au parti, il est la raison du parti qui annexe B avec lui et place implicitement ce dernier sous les feux des mêmes critiques.

Situation préalable à l’échange: Il faut compter avec le statut et le rôle institutionnalisés de B, lesquels déterminent le «rapport de places» dans le face-à-face langagier (positions sociales objectives en l’occurrence inégales). Compte aussi la perception qu’ont les agents de leur place respective.

Le langage politique est destiné à rendre vraisemblables les mensonges, respectables les meurtres, et à donner l’apparence de la solidité à ce qui n’est que du vent.
– George Orwell

D’abord, les députés qui se prêtent ce jour-là au jeu des questions et interpellations des syndicalistes sont amenés à reconnaître le syndicat et ses membres en raison du capital symbolique et d’une certaine autorité sociale que ceux-ci ont acquis dans les luttes antérieures, par la mobilisation, par la force de leurs porte-parole, de leurs délégués, par leurs médias, par le fait d’exister comme groupe institué. De son côté, malgré le ton, les concepts, le vocabulaire vifs adressés à B, A ne remet pas en cause le statut de celui à qui il s’adresse. Remarquons que ce statut n’est pas intrinsèque à la personne de B. Celui-ci compte comme député par une reconnaissance collective des fonctions et qualifications qui sont associées à son statut; cette réalité institutionnelle est déjà linguistiquement constituée (Searle).

Le propre du langage est d’être un système de signes sans rapports matériels avec ce qu’ils ont pour mission de signifier.
– Lévi-Strauss

Ce qui précède signifie qu’un monde commun, présupposés préalables perçus comme non problématiques, permet l’accord et la reconnaissance de la nature des situations sociales (Boltanski et Thévenot). Pour faire tenir une société en équilibre, il faut éviter de devoir tout négocier en permanence.

À côté de la «réalité sociale» qui n’est pas transparente, et qui correspond à l’espace des positions et des relations entre les agents-citoyens dans les distributions des ressources ou du pouvoir (sous forme de capital économique, culturel et symbolique), les agents ont une perception du monde social à partir de leurs positions et points de vue. La possibilité de plusieurs vision du mondes différentes, elles-mêmes fortement liées à l’activité symbolique (utilisation des catégories, des classements, des désignations, des définitions et descriptions des individus, des groupes, des institutions, du vocabulaire, de la rhétorique, des noms), est l’objet d’un enjeu de pouvoir (Bourdieu): la classe dominante vise à produire, reproduire et faire admettre une vision dite légitime, qui sert à faire et imposer le monde «tel qu’il est» (en vérité tel qu’elle dit qu’il est), à savoir comme naturel, stable, permanent, conforme à l’ordre, universel.

L’échange proprement dit: Le syndicaliste inaugure une relation de type débat, voire dispute. Il le fait dans un style expressif qui exprime sa révolte, sa dénonciation des injustices, sa contestation, sa remise en question de l’ordre social d’exploitation des non possédants, en désignant nommément l’un des représentants de la classe dominante. Ses collègues servent de témoins engagés. Le syndicat, groupe constitué, institutionnalisé et reconnu auquel appartiennent A et tous ses collègues présents dans la salle, vise officiellement à changer l’ordre social, à changer les manières de faire le monde, et sert à fonder une vision alternative à la vision dominante. Fort de son appartenance, en même temps qu’il produit ses messages, A dévoile la relation de pouvoir de B et simultanément la refuse, en inaugurant une relation compétitive et de minimisation de la différence entre B et lui-même (Vion).

L’interaction se termine par la réponse de B, résumée par: «Le patron est un homme qui donne du travail aux ouvriers». Cet énoncé reflète une conception simpliste et réductrice, voire carrément fausse. Au contraire d’un travail ici réifié selon un mode de pensée substantialiste, les salariés doivent, pour vivre, mettre sur le marché leur force (de travail) (puissance d’action physique ou/et psychique) (voir aussi Lordon).

Mais pour B l’enjeu n’est pas dans l’analyse conceptuelle. Il rétablit plutôt une relation asymétrique d’autorité dans un style pédagogique et constatif. Remarquons que la critique de A sur un ton d’indignation et prenant appui sur des injustices (et non sur les contradictions de l’ordre capitaliste) favorise en retour une justification idéologique et morale: le «bon patron» qui donne du travail. Il s’agit d’un constat sans explication, comme un fait avéré, sans genèse, anhistorique. Voici donc la réalité sociale légitimée, transparente, naturalisée. On reconnaît la figure de rhétorique du constat décrite par Barthes, laquelle sert à cacher le fait que le social est construit, et qui est fondée sur «le bon sens, c’est-à-dire une vérité qui s’arrête sur l’ordre arbitraire de celui qui parle» (Barthes).

Margaret Zinder
Chercheure en sciences
humaines et sociales


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