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Octobre 2019
Auteur : Cédric Dupraz
Tiré de l’ouvrage 1984 de Georges Orwell, l’«anti-langue» (novlangue) est un procédé qui a pour but de diminuer la portée du langage en supprimant ses éléments subversifs. Ainsi, si le mot et le concept n’existent plus, il devient impossible de nommer et de comprendre la réalité. La démocratie, qui se base sur le débat d’idées, c’est-à-dire sur l’existence des contradictions, est alors affaiblie, voire supprimée.
Prenons un exemple. En hommage aux grandes manifestations ouvrières du 1er mai 1886 à Chicago et à la répression sanglante qui s’en est suivie, une Journée Internationale des travailleuses et travailleurs fut décrétée. Avec le régime de Vichy, cette journée devient progressivement… la «Fête du Travail»! Permettant de contrôler la «lutte» et de valoriser le «travail»! Et voilà! Ni vu, ni connu… le processus de renversement est effectué!
Face à ce type de contrôle du langage et par extension de la pensée, une question doit être posée: que faire?
Militant de l’éducation populaire, Franck Lepage a fait de la désintoxication langagière l’un de ses chevaux de bataille. Ainsi, pour s’attaquer aux mécanismes d’intoxication, d’absorption et d’annihilation de la pensée, il s’agit tout d’abord de les percevoir, ensuite de les déconstruire et enfin de les dénoncer. L’exercice est d’autant plus intéressant qu’il stimule de manière ludique le cerveau. Bref, il en devient, à terme, presque jouissif.
Les remplacements de mots par la «novlangue» – pour reprendre la terminologie d’Orwell – sont légions! Pour exemple et de manière non exhaustive, le système a remplacé:
- «exploités» par «défavorisés». Il n’y a plus d’exploiteurs. Les «défavorisés» manquent tout au plus de chance ou d’opportunités… Bref, il n’y a plus de révolte possible
- «bombardements» par «frappes chirurgicales». Entre un mot négatif et positif, notre cerveau retient le second, c’est-à-dire «chirurgical» qui a un effet thérapeutique
- «décroissance» par «croissance négative». Par la juxtaposition de deux termes contradictoires, les oxymores bloquent la réflexion, le mouvement de la pensée
- «lutte contre la discrimination» par «discrimination positive». On légitime la discrimination par un artifice qui ne recherche, ni ne combat les causes
- «salariés» par «associés». Les enjoliveurs ont pour but de dissimuler les hiérarchies sociales. Ainsi, les employés chez Amazone, dont les conditions sociales relèvent de l’esclavage moderne, sont appelés des associés! Inutile de préciser que les «salariés» n’ont aucune part dans le capital de l’entreprise…
- «justice fiscale» par «fiscalité adaptée» de la bouche même de notre ministre des finances, entendez par là une nouvelle réduction massive de l’impôt sur les entreprises
- «externalisation», «optimisation», «restructuration», «réforme», «modernité». Les «faux amis» sont là pour donner confiance et pour emporter l’opinion par le biais par exemple d’abstractions, alors même qu’ils recouvrent souvent une régression sociale
- «cotisations sociales» par «charges sociales»; «combat syndical» par «grogne syndicale», «grévistes» par «preneurs d’otages». Les «faux ennemis» sont là pour rendre négatifs des processus ou des entités améliorant le sort du plus grand nombre
- «manager», «coach», «benchmarking», «brainstorming», «débriefing», «new deal», «turn over», bref, tous ces anglicismes qui montrent que l’on est dans le vent et que le monde du travail, c’est trop cool. Paroxysme du système concurrentiel, le «hot desking» consiste à mettre un nombre de bureaux moins importants que le nombre d’employés. Les premiers arrivés au travail sont par conséquent les seuls à pouvoir bénéficier d’un bureau adéquat
- FMI, SDF, ORP, BSM, MEDAF: les abréviations ont plusieurs objectifs. Elles appauvrissent bien évidement le contenu, limitant la perception de la réalité et les causes (SDF = Sans domicile fixe… c’est juste un problème de domiciliation, alors que les personnes sont touchées par l’extrême pauvreté; ORP = Office régional de placement… c’est juste un service qui place les chômeurs, alors même qu’il les surveille et les sanctionne. Les abréviations affirment également une technicité, excluant les personnes qui ne les connaissent pas ou ne sont pas du sérail (MEDAF = Modèle d’évaluation des actifs financiers)
Ces quelques exemples ne sont qu’un aperçu sommaire des innombrables artifices neutralisant la langue et, par là même, sa portée. Nous ne reviendrons même pas sur les pléonasmes qui ne veulent rien dire: «démocratie participative»… comme s’il y avait une «démocratie contemplative»; «tri sélectif»… comme si quelqu’un triait sans sélectionner; «population active»… merci pour ceux qui sont passifs…
Le contrôle du langage est nécessaire à la perpétuation du système marchand. Depuis plusieurs décennies, le célèbre «TINA» – There is not alternativ – de Margareth Thatcher se déploie sous différentes formes… endormant les consciences, limitant par là même la remise en cause du système.
La prise de conscience des moyens de contrôle du langage, leur analyse critique et constante constituent le premier acte de libération et d’émancipation des hommes et des femmes. Franck Lepage en appelle d’ailleurs à utiliser les mêmes procédés de détournement en libérant leur effet comique. Ainsi, «curriculum vitae» devient «ridiculum vitae», les «ressources humaines» (l’ancien «service du personnel»), «ressources inhumaines», l’«OCDE», «Olives Cornichons décorés à l’Emmental»,… Cette gymnastique de l’esprit contribue ainsi à déconstruire les chimères sur lesquelles sont fondées les pouvoirs dominants. Elle est un élément subversif sans précédent!
Cédric Dupraz
Conseiller communal, Le Locle